Harriet Dempsey-Jones, University of Oxford
Nous avons tous eu un jour l’impression que quelqu’un avait les yeux fixés sur nous, même si nous n’avons pas croisé directement son regard. Parfois nous avons même le sentiment d’être surveillés par une personne située carrément hors de notre champ de vision. Mais comment rendre compte de ce phénomène sans recourir à des pseudo explications scientifiques comme une perception extra-sensorielle (ou à un « sixième sens ») ?
La fascination humaine pour les yeux est au cœur du problème. Les yeux sont le miroir de l’âme, dit le proverbe. Pas étonnant alors que nous nous y intéressions autant. Le cerveau humain est fortement programmé pour se plonger dans le regard d’autrui. Il existe, pense-t-on, un large réseau neuronal dans le cerveau servant uniquement à l’action de regarder. Les scientifiques ont d’ores et déjà identifié un groupe spécifique de neurones dans le cerveau des macaques qui s’active quand l’un de ces animaux se trouve directement regardé par un autre singe.
Il semble aussi que nous-mêmes soyons programmés pour cette perception d’un regard. Le mécanisme qui repère les yeux et dirige notre attention sur eux pourrait être inné : par exemple, les nouveau-nés entre deux et cinq jours fixent de préférence les visages directement (plutôt que par un coup d’œil oblique).
Nos cerveaux ne sont pas seuls à nous attirer vers le regard des autres : nos yeux sont aussi conçus de façon remarquable pour susciter l’attention et dévoiler facilement la direction du regard. Notre structure oculaire, en effet, se différencie de presque toutes les autres espèces. La zone de notre œil encerclant notre pupille, la sclère, est très large et complètement blanche, ce qui rend le regard d’autrui très facile à observer. Par contraste, chez de nombreux animaux, la pupille occupe plus d’espace ou bien la sclère est plus sombre. On pense qu’il s’agit là d’une adaptation pour camoufler les yeux de la part des prédateurs. Rusés, ils dissimulent habilement à leur proie potentielle la direction de leur regard.
Mais pourquoi le regard est-il tellement important qu’il réclame tout ce processus spécialisé ? Fondamentalement, les yeux nous donnent un aperçu d’un événement significatif en train de se dérouler. Des changements d’attention causés par d’autres personnes peuvent – presque par réflexe – rediriger notre attention en suivant leur regard. On pense que cette conscience plus intense du regard a évolué pour permettre des interactions entre humains tournées vers la coopération. Et qu’elles constitueraient la base de nos aptitudes sociales les plus élaborées.
Il existe de nombreuses circonstances susceptibles de perturber un coup d’œil normal. Par exemple, les personnes autistes passent en général moins de temps à fixer leur regard sur autrui. Elles ont également plus de mal à recueillir des informations nées d’un regard, comme les émotions ou les intentions. Et elles se montrent moins capables d’indiquer quand quelqu’un les regarde directement. À l’autre extrême, des gens très angoissés sur le plan social ont tendance à fixer le regard des autres plus intensément que les personnes moins anxieuses, même si les angoissés montrent des réactions physiologiques de peur plus fortes quand on les regarde bien en face.
Vous pouvez ne pas vous en rendre compte, mais le regard touche à quelque chose d’aussi primitif que nos réactions psychologiques face à d’autres personnes. C’est un signal important dans l’établissement d’une relation de domination. Allez, on vous donne un tuyau ! (ne nous remerciez pas…) Un regard direct donne l’impression qu’on est plus loyal et davantage attirant. Cela semble valable également pour les animaux. Une étude a émis l’hypothèse que les chiens pourraient avoir évolué afin de réagir en fonction de notre regard. Ainsi, on a découvert, dans un refuge pour animaux, que les chiens qui regardent les humains en exorbitant leurs yeux pour les rendre plus momentanément plus grands, ceux-là se font adopter nettement plus vite que les chiens qui ne le font pas.
Le regard aide aussi de façon inconsciente à réguler le tour de parole dans nos conversations. La plupart du temps, quand ils parlent, les gens ne braquent pas leurs yeux dans une direction précise, au contraire de ceux qui les écoutent. Et, de façon caractéristique, nous échangeons un regard avec notre partenaire pour indiquer quand nous passons de la parole à l’écoute. Essayez de contrarier cet échange naturel de regards et vous ferez probablement stresser celui à qui vous parlez.
La vérité sur la détection du regard
L’œil humain étant conçu pour une détection aisée, il nous est souvent facile de savoir si l’on nous observe. Par exemple, si quelqu’un assis en face de vous dans un train a les yeux fixés sur vous, vous pouvez enregistrer la direction de son œil sans le fixer directement. Il se trouve que vous ne pouvez détecter ce regard de façon fiable qu’à moins de 4 degrés de notre point central de fixation.
Mais, pour ce qui est de notre vision périphérique, nous pouvons nous servir d’autres signes pour savoir si quelqu’un nous observe. Compter par exemple sur la position ou sur un mouvement de sa tête, notamment dans votre direction. Nous pouvons aussi prendre en compte des signaux de la tête ou du corps quand le présumé observateur se situe dans l’obscurité ou porte des lunettes de soleil. Mais vous risquez aussi, et ce n’est pas inintéressant, de vous tromper sur le fait d’être observé aussi souvent que vous le croyez. Il se trouve que, dans des situations incertaines, les gens surestiment systématiquement la possibilité d’être observé par quelqu’un. Cela pourrait être une façon de nous préparer à des interactions avec un autre sur le point de se passer, surtout si elles pourraient être dangereuses.
Mais qu’en est-il de la sensation d’être surveillé par une personne se trouvant hors de votre champ de vision, par exemple derrière vous ? Est-il vraiment possible de le « sentir » ? Cela a longtemps constitué un sujet de recherches (la première étude remonte à 1898), probablement parce que cette idée est très répandue. Certains travaux scientifiques ont montré que jusqu’à 94 % de gens indiquent avoir éprouvé le sentiment d’avoir des yeux fixés sur eux et, quand ils se retournaient, trouvaient qu’effectivement on les observait.
Malheureusement pour ceux qui souhaitent que nous soyons des X-Men, une grande partie de la recherche étayant l’« effet psychique du regard » souffre de problèmes méthodologiques ou de résultats expérimentaux non expliqués. Par exemple, quand certains expérimentateurs agissent en tant qu’observateurs au cours de ces expériences, ils semblent avoir davantage de « succès » que d’autres dans la détection de leurs regards par les sujets du test. Il s’agit presque à coup sûr d’un biais inconscient, dû peut-être à des interactions initiales entre les sujets et cet expérimentateur.
Des biais touchant à la mémoire risquent aussi de jouer. Si vous vous sentez observé et que vous faites volte-face afin de le vérifier, une autre personne dans votre champ de vision peut le remarquer et vous fixer. Quand vos regards se rencontrent, vous imaginez que cet individu vous a regardé tout du long. Des situations où cela arrive, on les mémorise plus facilement que celles où vous vous retournez pour ne trouver personne qui vous guette.
Donc, souvenez-vous-en : la prochaine fois où vous vous croyez observé par quelqu’un que vous ne pouvez pas voir, et même si cela vous paraît bien réel, peut-être est-ce votre esprit qui vous joue des tours.
Harriet Dempsey-Jones, Postdoctoral Researcher in Clinical Neurosciences, University of Oxford
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.