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SNCF : « Une violence sans précédent »

Le rapport de la Cour des comptes sur la situation de la SNCF fait hurler les cheminots. Bernard Aubin, secrétaire général du syndicat de cheminots FIRST, nous livre ici son analyse de la situation.

Bernard Aubin, secrétaire géénral du syndicat First (Twitter)

-La Cour des comptes vient de publier un rapport « à charge » sur la politique des ressources humaines de la société ferroviaire : nombre de salariés trop élevé, statut trop avantageux, masse salariale non maîtrisée etc. Les cheminots seraient-ils des nantis ?

A charge, au vitriol, et pire sans doute. Les cheminots ont l’habitude d’être pris pour cibles par ce genre de rapports qui abordent la situation du personnel et celle de la SNCF de manière partielle, partiale, et délibérément fallacieuse. La vraie nouveauté de ce rapport, c’est une violence sans précédent. En résumé, selon ces prétendus sages, tout serait bon à jeter à la SNCF. Sur les réseaux sociaux, les réactions ont très rapidement oscillé entre sidération et écœurement.
Il eut été bon de la part de la Cour, de préciser que, contrairement à certaines idées reçues, la SNCF est bénéficiaire depuis des années, malgré la réintégration dans ses comptes en 2018 d’une dette d’Etat avoisinant les 50 milliards d’euros.
La Cour se réjouit des suppressions de milliers d’emplois les années passées, oubliant délibérément de préciser que ce sont autant d’emplois qui auraient pu bénéficier aux chômeurs.
Les conséquences néfastes de ces suppressions de postes sur l’efficacité de l’entreprise, sur le service rendu aux clients, sur les conditions de travail des cheminots ne font curieusement l’objet d’aucun retour d’expérience.

Deux exemples récents

Malgré des pressions et des exigences de plus en plus élevées, une augmentation des sanctions, un développement de la technocratie et de tous les écueils qu’elle engendre dans le fonctionnement de l’Entreprise, malgré la mise en place aux postes clés de dirigeants qui n’ont jamais vu un rail – de chemin de fer – de leur vie et « managent » l’entreprise en franglais à coups de « Powerpoint » et autres camemberts, les cheminots s’acharnent au quotidien à faire tourner leur boite comme il le peuvent et ont dégagé au fil des ans une réelle productivité.
Entre 2017 et 2018, les démissions ont augmenté de 34 %, les ruptures conventionnelles de près de 80 % sans compter les licenciements… L’entreprise ne fait plus rêver, et les compensations du travail sous d’autres formes que le salaire (réglementation du travail spécifique, régime spécial de retraite…) rémunération fondent tour à tour comme neige au soleil… La modicité des salaires, elle, persiste. Depuis 5 ans, ils n’ont bénéficié d’aucune augmentation générale.
Enfin, j’illustrerai les limites des analyses de la Cour par deux exemples récents. Le premier concerne l’accident mettant en cause un convoi exceptionnel bloqué sur un passage à niveau et un TER. En l’absence de contrôleur, le conducteur, lui-même blessé, a dû prendre en charge les voyageurs. Bilan : droit de retrait et le transport ferroviaire bloqué pendant plus de 3 jours. Une semaine après, la Cour des comptes publiait un rapport invitant à diminuer encore plus la présence humaine dans les gares et dans les trains…. Second exemple : dans le présent rapport, la Cour des comptes invite à « renégocier » l’accord national sur la réglementation du travail de 2018, et par conséquent les accords locaux. Or, c’est justement la tentative de remise en cause d’un accord local, destiné à compenser des efforts qui avaient été consentis, qui avait déclenché un mouvement de grève « hors des clous » à Châtillon. Bilan : des dizaines de TGV supprimés. C’est démontrer la pertinence des recommandations des « sages »… A moins que leur rapport, qui tombe toujours à point nommé, ait pour principale vocation à mobiliser le maximum de cheminots le 5 décembre et jours suivants….

-Les magistrats de la Cour des comptes évoquent l’ouverture à la concurrence du transport des voyageurs en France et passage en société anonyme dès le 1er janvier 2020. Les cheminots sont-ils prêts à ces bouleversements ?

Concernant la concurrence, la SNCF s’y prépare. Dégâts collatéraux : des rames TER, RER ou TGV qui sortent des ateliers avec des défauts non-corrigés : climatisation HS, toilettes non-fonctionnelles, fauteuils ou éclairage non-réparés. En limitant le stationnement des rames, la SNCF augmente leur productivité de manière à conserver les marchés… Qui paie les conséquences ?
Quant aux cheminots, ils entrent dans un tunnel dont ils ne voient l’issue. Quelles seront les dessertes transférées au privé ? Ils le découvriront lors de la restitution des appels d’offre. Avec pour conséquence le transfert d’un certain nombre d’entre eux aux entreprises concurrentes.

La fin de la SNCF

L’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire en deux étapes, 2003 et 2006, n’a pas permis de développer ce type de transport en France, contrairement à ce qu’affirmaient les inconditionnels du privé. Depuis, près de 40 % des trafics marchandises sont réalisées par des opérateurs privés dont certains ont été confronté à de lourds déficits. Des milliers d’emplois ont été supprimés à la SNCF sans être compensés ailleurs, et cela dans la plus grande indifférence. Le « wagon isolé » (acheminement porte à porte de wagons) autrefois financé par les trafics SNCF rentables n’a pas survécu : bilan, un trafic fret globalement en récession en France malgré l’arrivée d’une vingtaine de nouveaux opérateurs et des milliers de camions supplémentaires sur les routes… Si l’on ne peut craindre une telle hémorragie en terme de trafics voyageurs, les conséquences sociales de l’ouverture de la concurrence Voyageurs seront aussi redoutables, voire plus.
La réorganisation de l’entreprise en SA scelle la fin de la SNCF telle que nous la connaissons. Lors de son récent anniversaire, je titrais ainsi un post : « 80ème et dernier anniversaire de la SNCF ». Et cela juste avant la mise en œuvre de la dernière réforme. Faut-il rappeler à nos grands penseurs que la SNCF est justement née d’un regroupement d’entreprises privées ? Un modèle et une organisation qui avaient démontré leurs limites !

Le 5 décembre 2019, les syndicats de cheminots, comme d’autres organisations syndicales participeront à une journée de grèves et de manifestations contre le projet de retraites du gouvernement, notamment. Ce rapport ne vient-ils pas jeter de l’huile sur le feu ?

Les observateurs auront remarqué que dans le domaine ferroviaire, les rapports sont toujours publiés à dessein, à des dates qui ne sont pas le fruit du hasard. Ils ont incontestablement pour finalité de justifier des réformes en cours ou à venir. En l’espèce, ce rapport serait susceptible de légitimer la feuille de route du nouveau président de la SNCF. Ne soyons pas dupes : les grandes orientations sont toujours arrêtées d’avance par le pouvoir politique, les études et rapports n’ont pour vocation que d’appuyer ces positions.
Dans le contexte actuel, la publication d’un tel brûlot pourrait être mise sur le compte d’une volonté de diviser les salariés du public et du privé pour atténuer l’ampleur des mobilisations. Ce genre de manœuvre est courant à la veille des grandes grèves qui mobilisent le secteur public, cheminots en tête. Cette stratégie comporte cependant, dans le contexte actuel, plus d’inconvénients que d’avantages : elle exacerbe encore plus les tensions, et notamment la colère d’un personnel qui n’a toujours pas digéré, sur le fond comme sur la forme, la réforme qui lui a été brutalement imposée.
En multipliant provocations puériles et reculs sociaux, notre gouvernement a joué aux apprentis sorciers. Désormais, nos dirigeants ont peur et il a de quoi.
On pollue, on provoque la nature à l’envie… jusqu’à ce qu’elle se venge. Et c’est elle qui prend alors le dessus. Une société fonctionne de la même manière. Ce qui est à craindre, tant pour notre planète, que pour notre pays, c’est que le point de non-retour ne soit dépassé. La France est déjà fragile, elle n’a pas besoin de ça.

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