Yves Petit, Université de Lorraine
« The clock is ticking » (« l’horloge tourne ») : tel est le propos fréquemment rappelé aux Britanniques par Michel Barnier, négociateur de l’Union européenne (UE) pour le Brexit, qui souhaite ardemment un retrait ordonné du Royaume-Uni. Après le référendum du 23 juin 2016, le retrait a seulement été notifié le 29 mars 2017, et les négociations relatives à la première mise en œuvre de l’article 50 TUE ont débuté le 19 juin 2017.
Depuis, des progrès indiscutables ont été accomplis mais, à quelques mois de la date de retrait (30 mars 2019), l’impatience et l’inquiétude gagnent. Preuve en est, que lors du Conseil « Affaires générales (art. 50) » du 20 juillet 2018, les ministres ont « répété que les travaux relatifs au retrait devaient s’accélérer à tous les niveaux pour que l’UE à 27 soit prête à faire face à tous les scénarios possibles, y compris un scénario sans accord ».
La négociation du retrait est en effet complexe et inédite pour plusieurs raisons. L’impression dominante est que le Royaume-Uni souhaite quitter l’Union, sans vraiment vouloir la quitter. Le gouvernement de Teresa May – très divisé sur le sujet – ne sait pas précisément quel type de frontières et quel genre de coopération avec l’UE il souhaite, une fois devenu un ex-État membre. De « hard », soit une rupture totale avec l’Union, le Brexit paraît s’orienter vers une version plus « soft », en particulier suite à la publication le 12 juillet 2018 du Livre blanc sur « la relation future entre le Royaume-Uni et l’UE ».
L’incompréhension et la méfiance réciproque expliquent grandement la lenteur des négociations, et soulèvent une question : le Royaume-Uni, taraudé par sa sortie de l’UE, recherche-t-il un « Brexit impossible (qui) fait peser la charge de sa définition concrète sur l’Union européenne » ? Il reste en effet à finaliser l’accord de retrait, parachever le Protocole sur la frontière irlandaise, établir le cadre des relations futures entre le Royaume-Uni et l’UE, un « no deal » n’étant pas à exclure le 30 mars 2019.
Les trois couleurs du futur accord
Un projet complet d’accord de retrait, révisé et consolidé, d’un volume de 130 pages a été publié le 19 mars 2018. Ce futur accord international entre le Royaume-Uni et l’UE se décline en trois couleurs : en vert, les points ayant fait l’objet d’un accord formel entre les négociateurs (80 % du texte) ; en jaune, ceux sur lesquels un accord politique existe, mais qui doivent encore être clarifiés ; en blanc, les dispositions à propos desquelles des désaccords subsistent. Cet accord est provisoire, car « il n’y a d’accord sur rien, tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout. »
Lors de sa réunion du 29 juin 2018, le Conseil européen s’est félicité des progrès réalisés. Ils portent sur le règlement financier et les droits des citoyens résidents, une des questions clés du Brexit. Un compromis a été trouvé sur la « facture du divorce », mais aucun chiffre définitif n’a été fixé (le montant provisoire est d’environ 45 milliards d’euros). Des inquiétudes portent, cependant, sur la capacité de l’administration britannique à enregistrer environ 3,6 millions de ressortissants européens dans le cadre d’un processus constitutif de droits.
D’autres avancées sont à signaler. Elles concernent les questions liées à la séparation pour lesquelles les entreprises européennes ont besoin de sécurité (douanes, TVA, certificats pour les marchandises…), la protection des données à caractère personnel et les indications géographiques. Malgré tout, la gouvernance de l’accord de retrait, son application à Gibraltar, et la situation de l’île d’Irlande (V. infra) restent pour le moment sans solution. De plus, la question des droits des citoyens arrivés après la période de transition n’est pas réglée.
Une période de transition s’appliquera entre le 30 mars 2019 (date de retrait) et le 31 décembre 2020, si le projet d’accord de retrait est approuvé. Le Royaume-Uni n’aura pas de « choix à la carte » durant cette période. En acceptant de restreindre sa souveraineté, il continuera de participer au marché unique et à l’union douanière, mais ne sera plus partie prenante du processus décisionnel européen, tout en ayant l’obligation de contribuer au budget de l’UE.
21 mois supplémentaires sont donc prévus pour préparer la rupture. La période de transition – demande britannique – n’a pas pour but de prolonger le statut d’État membre du Royaume-Uni, mais d’éviter un « cliff edge » (« saut dans le vide »). Cependant, selon Michel Barnier, sans accord sur l’ensemble des sujets de retrait, la transition sera impossible. En effet, dit-il :
« l’accord de retrait est un prérequis pour un retrait ordonné, pour la période de transition, et pour créer la confiance dont nous avons besoin pour bâtir un partenariat solide pour le futur. »
L’inconnue irlandaise
D’importantes divergences subsistent à propos du Protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord, le Conseil européen du 29 juin 2018 s’étant d’ailleurs déclaré préoccupé qu’aucun progrès substantiel n’ait été réalisé sur ce sujet. Il est en effet indispensable de mettre au point « une solution opérationnelle sur le plan juridique pour éviter une frontière physique sur l’île d’Irlande », afin d’éviter le retour d’une frontière dure, et que le Brexit ajoute une nouvelle division aux clivages religieux, culturels, politiques et sociaux existants.
Pour préserver la paix, une solution contraire à l’esprit de l’accord du Vendredi Saint de 1998 est impossible. Il est indispensable de maintenir la zone commune de circulation (Common Travel Area), qui existe depuis la partition de l’Irlande en 1922. La difficulté vient de la volonté britannique de quitter le marché unique et l’union douanière, ce qui a pour effet de réintroduire des barrières réglementaires et tarifaires, ainsi que des contrôles.
L’UE suggère un filet de sécurité (backstop), consistant à créer une zone réglementaire et douanière commune entre l’UE et l’Irlande du Nord, dans l’attente de la solution plus pérenne que prévoira la future relation. Le Royaume-Uni propose une union douanière UE-Royaume-Uni, limitée dans le temps et qui prendrait fin lors de la signature de l’accord de libre-échange régissant la relation future. Le Livre blanc britannique de juillet 2018 envisage également un « accord douanier facilité » et une « zone de libre-échange (ZLE) pour les biens et l’alimentation ».
Les propositions britanniques sont inacceptables pour l’UE. Les principes d’intégrité et d’indivisibilité des quatre libertés du marché unique ne sont pas respectés. La proposition d’une ZLE revient à externaliser les compétences de l’UE, et ne permet pas de réaliser les contrôles réglementaires appropriés. Le Royaume-Uni considère les contrôles frontaliers comme une menace constitutionnelle. La question irlandaise, qui est un aspect des négociations relatives à un retrait ordonné, est bien le « nœud gordien » de la finalisation d’un accord.
Etablir le cadre des relations futures
Le Conseil européen a adopté, le 23 mars 2018, des principes devant être respectés lors de l’élaboration du cadre des relations futures avec le Royaume-Uni. Le partenariat devra être aussi étroit que possible, porter sur la coopération commerciale, la coopération économique, ainsi que notamment sur la lutte contre le terrorisme et la criminalité internationale, et la politique étrangère, de sécurité et de défense. L’objectif est la conclusion « d’un accord de libre-échange (ALE) équilibré, ambitieux et de portée large », qui ne pourra être mis au point que « lorsque le Royaume-Uni aura cessé d’être un État membre » (point 8).
Le Livre blanc britannique sur la future relation est une première esquisse qui, malheureusement « ne répond pas aux critères définis par le Conseil européen le 23 mars 2018 et s’apparente à un accès « à la carte » au marché européen ». Selon Michel Barnier, il soulève trois séries de questions :
- les propositions britanniques sont-elles compatibles avec les principes posés par le Conseil européen ? ;
- sont-elles opérationnelles (workable) ? ;
- sont-elles dans l’intérêt économique de l’UE ?
Le Royaume-Uni doit préciser davantage sa position, ce que l’imbroglio politique et gouvernemental actuel rend difficile. L’objectif est pourtant de parvenir à élaborer « une déclaration politique conjointe » sur le cadre des relations futures – visée à l’accord de retrait – d’ici le prochain Conseil européen du 18 octobre 2018.
La nature plus ou moins dure du Brexit présente un lien étroit avec celle des relations futures. Un Brexit « libéral » ou le rêve du « retour d’une Grande-Bretagne mondiale libérée du joug européen », cher à Boris Johnson et appuyé par le Président des États-Unis, Donald Trump, ne semble pas à l’ordre du jour.
Le Brexit idéal – s’il existe – passe certainement par la conclusion d’un accord de libre-échange reposant sur un accès au marché, une coopération réglementaire et des règles, sachant que l’accès au marché des services (important pour la City) est limité et toujours soumis à des exclusions. La solution hybride à inventer, qui doit affaiblir les liens économiques au lieu de les renforcer, ne doit pas conduire le Royaume-Uni à bénéficier des mêmes avantages que la Norvège, tout en n’étant soumis qu’à de faibles contraintes, à l’instar du Canada.
30 mars 2019, à minuit : deux scénarios possibles
Le « D day » du Brexit sera le 30 mars 2019 à 00h00 (HEC). L’ensemble du droit primaire et du droit dérivé de l’UE cessera de s’appliquer à cette date outre-Manche, « à moins qu’un accord de retrait ratifié ne fixe une autre date ou que le Conseil européen, conformément à l’article 50, paragraphe 3, du TUE et en accord avec le Royaume-Uni, décide à l’unanimité que les traités cessent d’être applicables à une date ultérieure. »
Comme l’expose la Commission dans sa communication du 19 juillet 2018 sur la préparation du retrait, deux principaux scénarios sont possibles. Selon le premier, si l’accord de retrait est ratifié avant le 30 mars 2019, le droit de l’UE cessera de s’appliquer au Royaume-Uni le 1er janvier 2021, après la fin de la période de transition. Selon le second, si l’accord de retrait n’est pas ratifié avant le 30 mars 2019, il n’y aura pas de période de transition et le droit de l’UE cessera alors de s’y appliquer à compter du 30 mars 2019. Cette rupture brutale est synonyme de « no deal », avec la cohorte d’inconvénients qui en découlera tant pour les citoyens que pour les entreprises.
Dans les deux hypothèses, le Royaume-Uni devient un pays tiers, qui ne pourra en aucun cas – le Conseil européen l’a scandé à maintes reprises – avoir les mêmes droits et bénéficier des mêmes avantages qu’un État membre. Il est paradoxal de constater qu’en qualité d’État membre, il a demandé et obtenu de nombreux opt-out, afin de tailler sur mesure sa participation à l’Union, alors qu’en la quittant, il espère obtenir des opt-in, pour continuer à profiter des bénéfices de la construction européenne.
Vouloir quitter l’UE, tout en conservant un pied dedans, crée une incertitude supplémentaire sur l’avenir de cette construction unique et sans précédent.
Yves Petit, Professeur de droit public, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.