Anne Albert-Cromarias, ESC Clermont et Catherine Dos Santos, ESC Clermont
Comme dans la plupart des pays industrialisés, le système de santé français fait l’objet de profondes réformes depuis une trentaine d’années. Avec deux objectifs principaux : développer une politique de santé publique visant à atteindre le bien-être de la population ainsi que la qualité des soins, et améliorer l’efficience économique dans une logique gestionnaire de maîtrise des coûts.
Un arsenal législatif qui s’étoffe depuis deux décennies
Cette recherche de l’efficience économique a été initiée par les ordonnances Juppé de 1996 instaurant la T2A (tarification à l’activité), modèle de tarification unique pour une même prestation, quel que soit l’établissement.
En 2009, la loi « Hôpital Patients Santé Territoire » (HPST) a encouragé les logiques de réseau, afin de permettre, entre autres, la réduction des coûts de production et le partage de ressources (notamment les plus coûteuses ou rares d’entre elles, tels les équipements lourds et les médecins aux expertises très pointues).
La loi de modernisation du système de santé de 2016, quant à elle, recentre les efforts sur les parcours de soins et les territoires de santé, encourageant explicitement la coopération entre les différents acteurs.
Enfin, d’ici quelques jours ou semaines, seront dévoilées les modalités de la « stratégie de transformation du système de santé » (STSS), dont la concertation a été lancée en février 2018 autour de cinq grands chantiers : la qualité des soins, le système de rémunération et de financement, l’e-santé, la formation et enfin l’organisation territoriale des soins.
Ce contexte législatif renseigne sur les grandes problématiques du secteur, autant qu’il met en place des ajustements nécessaires. Il traduit deux grandes tendances qui expliquent en grande partie les défis auxquels notre système de santé est actuellement confronté. D’un côté, la coopération, certes nécessaire comme le rappelle sans ambiguïté le législateur, mais néanmoins complexe dans sa mise en œuvre. De l’autre côté, la concurrence, terme dérangeant dans un secteur où les valeurs caritatives originelles restent fortes, mais néanmoins explicite quant aux réalités de terrain.
Coopérer : une nécessité impulsée par les pouvoirs publics
La coopération entre établissements constitue une priorité des politiques de santé depuis plusieurs années. À cet effet, divers groupements et communautés ont successivement été créés : les Groupements de coopération sanitaire en 1996, permettant la mutualisation de moyens de toute nature, notamment de plateaux techniques partagés ; les Communautés hospitalières de territoire en 2010, destinées à développer des complémentarités et des rapprochements entre établissements à partir d’un projet médical ; les Groupements hospitaliers de territoire en 2016, afin de construire des coopérations entre établissements publics autour d’un projet médical partagé à l’échelle d’un territoire.
Ces dispositifs concernent les établissements publics, mais les cliniques privées ne sont pas en reste. Ce secteur se caractérise, depuis 2010, par une concentration accrue, Elsan étant aujourd’hui le leader de l’hospitalisation privée en France avec quelque 120 établissements. D’ailleurs, le groupe vient d’annoncer qu’il se structure désormais en 38 territoires de santé, confirmant au passage la nécessité de raisonner dans une logique collective de proximité territoriale.
S’ajoute à cela la fin du traditionnel clivage public/privé. De plus en plus, les établissements sont amenés à travailler ensemble, à mutualiser des équipements lourds – pour lesquels l’Agence Régionale de Santé (ARS) n’attribue ses autorisations qu’au compte-gouttes, en fonction des besoins estimés d’un territoire – voire à partager du personnel, y compris médical.
Les coopérations entre établissements publics et privés existent bel et bien ; de nouvelles initiatives sont d’ailleurs régulièrement annoncées. Leurs effets positifs de ces rapprochements sur l’innovation sont globalement reconnus. Ils pointent encore davantage l’intérêt de raisonner à l’échelle d’un territoire.
Tous les indicateurs semblent donc au vert, et on pourrait s’interroger sur le sens de la STSS de vouloir améliorer (encore) l’organisation territoriale des soins.
La concurrence dans la santé : aberration ou généralité ?
Toutefois, derrière ces coopérations en apparence exemplaires se cache une réalité moins flatteuse, prenant racine sur des principes idéologiques solidement ancrés et des impératifs économiques parfois brutaux.
Les systèmes de santé de nos pays développés sont en effet historiquement issus de la charité. Explicitement évoqué dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 22) de 1948, le droit à la sécurité sociale est l’un des droits fondamentaux. Pourtant, alors même que les établissements de santé pouvaient sembler, de prime abord, épargnés par la notion de concurrence, celle-ci s’est progressivement immiscée au fil des réformes.
Les attributions régionales d’autorisations d’activité ou d’équipements lourds faites par l’ARS en sont un premier exemple, souvent peu connu du grand public. L’attractivité d’un établissement au regard de ses patients actuels ou potentiels en est un autre, largement médiatisé par les différents classements – des hôpitaux et/ou des cliniques – publiés par des magazines généralistes. D’ailleurs, en plus de comptabiliser leurs parts de marchés, la Banque de données hospitalière de France (BDHF) elle-même évalue l’attractivité des uns et des autres.
Le secteur public comme le secteur privé sont concernés. Pour les hôpitaux français, la T2A (tarification à l’activité de 1996) a transformé la traditionnelle zone de chalandise d’un établissement – jusque-là considérée comme une évidence géographique. Elle oblige désormais les hôpitaux à proposer des activités de qualité suffisante de manière à être connus, reconnus et donc prescrits. De même dans le secteur privé, les cliniques se sont organisées pour être plus performantes en se recentrant sur les activités les plus rentables, telles que la chirurgie. Il s’agit là, ni plus, ni moins, que d’acteurs en situation de concurrence.
Des établissements en coopétition
Pour les établissements de santé, la frontière entre concurrence et coopération s’avère bien mince. Ils s’avèrent donc en situation de coopétition, néologisme composé des termes « coopération » et « compétition », qui désigne le rapprochement d’acteurs par ailleurs concurrents. Ce concept, introduit dans les années 1990, donne aujourd’hui lieu à de nombreux travaux de recherche en management stratégique.
Dans le champ de la santé, les relations de concurrence sont le plus souvent niées de prime abord (a fortiori par le personnel médical), car contraires aux valeurs caritatives originelles. Pourtant, comme nous l’avons souligné, elles sont bien présentes, et frontales (voire féroces) sur certaines activités. Toutefois, simultanément, on constate le développement de nombreux projets collaboratifs, parfois ambitieux, qui associent de multiples acteurs à l’échelle d’un territoire. Citons, parmi beaucoup d’autres, le projet le Dossier communicant en cancérologie développé à l’initiative des ARS et des Réseaux régionaux de cancérologie, sur chaque territoire régional.
Mais tout n’est pas rose, et beaucoup de projets rencontrent des difficultés de mise en œuvre. Imaginés par le top management des établissements, certains s’avèrent difficiles à déployer sur le terrain, les personnels se trouvant mis devant le fait accompli et pas toujours accompagnés.
La connaissance du territoire, un facteur clé
Pour les établissements de santé, la coopétition est une réalité qui se joue au niveau du territoire. En effet, les parcours de soins nécessitent d’être pensés entre établissements, sur un périmètre géographique relativement restreint pour rester accessible au patient.
La mise en place de tels parcours rappelle au passage combien le défi des relations entre établissements et médecine de ville est crucial. Elle constitue d’ailleurs l’un des points clés de la future STSS.
Les différentes lois structurant le système de santé français depuis une trentaine d’années ont toutes contribué à en renforcer cette dimension régionale.
La territorialisation apparaît comme l’instrument de réduction des inégalités sociospatiales et des coûts, tandis que la régionalisation est considérée comme source d’économies et gisement de collaborations. Simultanément, l’usager s’est transformé en client, le libre choix permettant au patient de devenir acteur de son parcours de soins.
Dans ces conditions, les établissements de santé doivent se préoccuper de leur attractivité et revoir leurs stratégies. Puisqu’ils s’avèrent en concurrence les uns avec les autres, ils doivent impérativement avoir une connaissance fine des caractéristiques de leur population et de leurs environnements actuels et futurs.
C’est à cette condition qu’ils peuvent espérer augmenter leurs parts de marché, afin d’atteindre une masse critique d’activité garantissant la rentabilité de la structure, le maintien de la qualité des soins et la stabilité des équipes médicales et soignantes.
Un nouveau concept : le territoire de santé
Les établissements de santé sont implantés sur un territoire géographique sur lequel ils drainent des patients en fonction des spécialités et spécificités proposées. En 2003, une nouvelle notion est apparue dans le cadre des Schémas régionaux d’organisation des soins (SROS) : le « territoire de santé ». Celui-ci fait l’objet d’une définition bien précise, basée sur l’implantation des équipements et des établissements permettant de quantifier les objectifs en termes d’offre de soins. Il est également conçu comme un espace de concertation entre les acteurs, autour d’un projet médical de territoire.
La construction de ce territoire de santé s’appuie simultanément sur une approche administrative (dont l’ancêtre est la carte sanitaire des années 1970), sur les habitudes de vie de la population (selon des territoires « vécus ») et sur les infrastructures qu’il accueille.
Les travaux de l’école de la proximité permettent de saisir les dimensions principales d’un tel territoire, afin de mieux l’appréhender.
La distance géographique, une donnée importante
La distance géographique est évidemment une dimension importante des territoires de santé, puisqu’elle facilite ou complexifie le rapprochement entre les individus ou les entités. La question de l’attractivité des établissements auprès des patients et des prescripteurs (médecine de ville) est l’une des tensions visibles générées par la géographie. Les patients d’un territoire donné vont se diriger vers l’établissement qui semble leur proposer la meilleure expertise dans les délais les plus courts.
Autre point déterminant de la prise de décision : la réputation du spécialiste rencontré, voire de son établissement, qui repose notamment sur le bouche-à-oreille. Cette activité génère des parts de marché, qui constituent l’un des indicateurs retenus par l’ARS pour accorder (ou non) de nouvelles autorisations d’activité.
Outre cette compétition, la proximité géographique influe aussi, à l’inverse, sur les coopérations. Le mécanisme des autorisations d’activité par l’ARS conduit à une proximité subie, qui oblige les établissements à coopérer tout en évitant la concurrence frontale, les activités proposées offrant une complémentarité permettant une répartition des actes entre établissements.
Pour autant, la proximité géographique n’est pas la seule en jeu. D’autres formes de proximité existent, désignées de façon générique par « proximité organisée ». Elles désignent la volonté de collaborer, sans prendre en compte, cette fois-ci, le facteur géographique.
Pour les établissements de santé, il s’agit de s’engager dans des projets communs qui vont bien au-delà de simples relations de voisinage. De véritables coopérations se nouent. Pour qu’elles rencontrent le succès, confiance réciproque et vision partagée sont nécessaires. Deux qualités difficiles à promouvoir par des textes de loi…
Anne Albert-Cromarias, Enseignant-chercheur HDR, management stratégique, ESC Clermont et Catherine Dos Santos, Professeur de Management Stratégique, ESC Clermont
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.