Alain Faure, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et Pierre Muller, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, il y a un an, des réformes importantes sont annoncées, discutées, contestées et votées dans tous les secteurs de l’intervention publique. La démarche du gouvernement Philippe et de la majorité LaREM à l’Assemblée nationale est souvent perçue comme disruptive parce qu’elle intrigue, inquiète ou exaspère. Bref, parce qu’elle bouscule les repères et ne laisse personne indifférent.
Dans cette effervescence, des spécialistes en politiques publiques multiplient les assertions techniques sur l’idée que « tout va trop vite » et que « ça ne marchera pas ». Ce scepticisme expert vire souvent au Macron Bashing sur l’argument anxiogène que le « modèle français » et sa sacro-sainte conception du « dialogue social » sont menacés.
Le verdict s’accompagne d’arguments politiques sur le déficit de légitimité du Président qui ne serait arrivé au pouvoir que grâce à des circonstances exceptionnelles – le renoncement de François Hollande, la mise en examen de François Fillon, l’effondrement des partis traditionnels. Ce sentiment d’une intrusion par effraction valide une tentation à personnaliser le diagnostic et à conclure qu’il ne s’agit, finalement, que d’un technocrate libéral qui met en œuvre des « politiques de droite ».
Disons-le sans détour : cette forme de simplification de la situation illustre l’incroyable aveuglement des élites françaises, depuis au moins trente ans, sur l’analyse des transformations du monde. Avec le recul, il est possible de retracer le film de cette cécité intellectuelle en plusieurs étapes.
Le volontarisme éclairé du Général
La première concerne l’après-Seconde Guerre mondiale quand les élites issues de la Résistance ont fait table rase d’un libéralisme rabougri qui menait à la catastrophe. Leur ambition s’est alors concentrée sur un objectif, la « modernisation », et le cycle a connu son apogée dans les années soixante.
Cette période a consacré un autre leader arrivé « par effraction », Charles de Gaulle, qui a impulsé des politiques à marche forcée alors qu’elles étaient violemment critiquées par toutes les corporations. C’est le volontarisme éclairé des technocrates gaullistes (et mendésistes) qui a contribué à transformer la France à l’époque.
Le refus de la mondialisation
Les choses se sont gâtées à partir de la crise des années 1970. Au moment où tous les pays développés abandonnaient le fétichisme des solutions fondées sur la dépense publique, l’élite française s’est accrochée à un logiciel made in France qui réfutait la mondialisation.
En 1983, François Mitterrand a pris à reculons le tournant de la rigueur, malgré son élection sur un programme ultra keynésien. À la différence de la période des Trente glorieuses, les gouvernements successifs se sont alors trouvés dans l’incapacité de penser cette transformation en profondeur.
Il nous semble que les élites portent, sur cette séquence, une très lourde responsabilité pour la suite : le monde changeait de plus en plus vite, mais la France est restée sur le format d’une société de statuts et de corporations, se focalisant sur des réflexes de frilosité et de méfiance vis-à-vis de la réussite et de l’argent. La posture a conforté une gigantesque machine à produire du chômage tout en amplifiant, chez les Français les plus exposés, les sentiments de fatalisme économique et de peur de l’avenir.
La crise des années 2000
La crise des années 2000 a ouvert un nouveau cycle marqué par l’extension de la mondialisation, la financiarisation de l’économie mondiale, la révolution numérique, l’intensification du défi écologique et l’émergence de nouvelles formes de citoyenneté en réseau.
Une fois de plus, face à ces mutations rapides, les élites politiques et syndicales ont gardé pour priorité et pour conviction qu’il fallait préserver un modèle qui craquait de toutes parts. La France est devenue l’exemple un peu caricatural du pays riche qui déplore les transformations du monde et y résiste avec vigueur en circuit fermé.
En finir avec l’image d’un État « corne d’abondance »
C’est en réaction à ces aveuglements qu’Emmanuel Macron a construit son programme. Les déboires des partis traditionnels ne doivent pas occulter le fait que son élection tient, d’abord, à sa volonté d’imaginer des solutions en phase avec un monde qui évolue très vite.
Le credo a été charpenté sur une exigence cardinale, presque une obsession : pour enrayer la machine à produire du chômage, il faut rendre l’économie française plus réactive, plus efficace, et il faut favoriser la mobilité, la prise de risque et l’innovation. Cet élan implique de reconsidérer la relation que les Français entretiennent avec l’économie. La France a été construite sur l’image d’un État « corne d’abondance » au sein duquel chaque secteur et chaque corporation cherche avantages et protection.
Tout cela ne veut évidemment pas dire que l’État doit s’affranchir de ses fonctions de régulation sociale et de protection des plus faibles mais simplement que l’imaginaire politique des Français, en limitant l’État à cette providence, ne prend pas la mesure des nouvelles menaces économiques et socio-environnementales.
Or c’est précisément là que la dynamique du mouvement En marche questionne les responsabilités du politique. Réguler le monde ne suffit plus, il faut aussi le repenser, le panser, le remettre en synergie, en acceptant l’idée que l’État, seul, ne peut pas mener victorieusement ce combat.
Dynamique européenne et voie libérale
L’autre exigence forte du gouvernement d’Édouard Philippe concerne l’inscription systématique des politiques publiques dans une dynamique européenne. Le concert des sceptiques face aux réformes en cours (à droite, à gauche et aux extrêmes) a pour effet de masquer le fait que tous les dossiers « difficiles » sont directement impactés par la panne d’Europe.
La financiarisation de l’économie, l’accueil des migrants, les inégalités socio-urbaines, le déclin du rural, les transports publics, l’harmonisation des retraites : toutes ces questions de société sont liées à la capacité du pays à créer de l’emploi, donc de la richesse, et à enclencher la transition économique et écologique dans un cadre de négociation sur le bien commun qui dépasse les frontières nationales.
Dans ce contexte d’incertitudes, l’insistance des réformateurs sur les valeurs de liberté et de confiance n’est pas anodine. Nombre d’experts s’emploient à faire de l’économie ouverte une fatalité et un fléau qui accélèrent inexorablement les désordres du monde. Le tournant néo-libéral des années 80 a notamment sinistré les imaginaires militants et territoriaux en diabolisant le marché et en dévaluant l’esprit d’initiative.
On sait bien pourtant que sur toutes les questions éthiquement sensibles (la pauvreté, la parité, l’élitisme, les discriminations, la pollution, les exclusions…), la défense des avantages acquis fonctionne de plus en plus souvent comme un totem incantatoire qui aggrave les inégalités et les injustices. La voie « libérale » des élans de liberté et de confiance doit être débattue, sereinement et avec du recul, en n’oubliant pas que dans ses fondations philosophiques et humanistes, le libéralisme est un extraordinaire vecteur de progrès social et d’émancipation culturelle.
Faire preuve d’imagination et de courage
Reconnaître la pertinence globale des politiques mises en œuvre depuis un an ne signifie pas qu’il faut s’interdire de les infléchir. Pas plus que le gaullisme à l’époque, le macronisme n’est une dynamique inéluctable et univoque. Mais l’enjeu, pour les forces de progrès, n’est pas de s’accrocher obstinément à des convergences conservatoires quand il faut faire preuve d’imagination et de courage pour promouvoir plus d’égalité, d’équité et de justice.
À l’heure où la société place les individus dans le défi d’être les entrepreneurs de leur propre vie, les réformes sont une invitation à la responsabilité politique, notamment à gauche : il faut d’abord accepter le monde tel qu’il change pour tenter de le réparer et de l’améliorer.
Alain Faure a co-écrit « La politique à l’épreuve des émotions » (PUR, 2017). Pierre Muller est l’auteur de « La société de l’efficacité globale » (PUF, 2015).
Alain Faure, Directeur de recherche en science politique à Sciences Po Grenoble – Université Grenoble Alpes, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et Pierre Muller, directeur de recherche honoraire, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.