Yves Petit, Université de Lorraine
En ce printemps 2018, l’Union européenne (UE) a rendez-vous avec son avenir, non seulement budgétaire mais également politique. La Commission européenne a présenté, le 2 mai dernier, un premier ensemble de textes. Ils vont permettre de tracer sur la période 2021-2027 les contours de son budget à long terme que l’article 312 TFUE dénomme « cadre financier pluriannuel » (CFP). Le processus va se poursuivre jusqu’au 14 juin avec la présentation de nombreuses propositions législatives portant sur les différents volets de ce budget à long terme.
Il est facile de mesurer la portée décisive de ce rendez-vous, qui est systématiquement à l’origine d’oppositions fortes entre États membres et institutions européennes. Il a lieu tous les sept ans, l’UE décidant ainsi de ses futures finances. Préconisé par Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne, le premier budget à long terme – appelé lors de sa création en 1988 « Perspectives financières » – avait été adopté pour une durée de cinq ans. Mais, depuis, elle est devenue septennale, avec une révision à mi-parcours.
En 2018, outre les multiples enjeux qui s’attachent à ce rendez-vous budgétaire, le Brexit vient compliquer la donne, en rendant l’équation budgétaire davantage complexe. Il réduit de 14 milliards d’euros par an le montant des finances européennes, 10 milliards seulement si l’on prend en compte le « chèque » dont bénéfice le Royaume-Uni, depuis que le principe en a été posé par le Conseil européen de Fontainebleau des 25-26 juin 1984.
Comme en attesteront les âpres marchandages de la bataille budgétaire à venir entre les 27 États membres, le budget de l’UE apparaît donc unique en son genre. Les choix retenus par la Commission européenne, tant en matière de ressources que de dépenses, laissent espérer – si les États membres assument leurs responsabilités – un budget pour une Europe souveraine, qui protège et donne à l’Union les moyens de ses ambitions.
Un budget unique et singulier
Le budget de l’UE est mal connu. A l’image de la construction européenne, il est sans précédent et n’a pas d’équivalent, notamment si on le compare à celui d’un État ou d’une organisation internationale classique. Il ne se réduit pas à sa dimension technique ou arithmétique. Il n’est pas que l’application d’un instrument : c’est avant tout un acte éminemment politique permettant à l’UE de traduire en termes budgétaires ses priorités politiques. Il est unique car, contrairement aux budgets nationaux, qui servent dans une large mesure à financer des services publics ou des systèmes de sécurité sociale, le budget de l’Union est principalement un budget d’investissements.
Les dépenses du budget annuel font l’objet d’un encadrement strict et sont cadenassées dans un budget à long terme, le cadre financier pluriannuel s’apparentant à une véritable « loi de programmation » européenne. Ce système est en effet inconnu dans les États membres, et il peut être comparé à une véritable politique financière opérant des choix stratégiques décidés par avance et d’un commun accord par les institutions européennes. Il offre un cadre stable pour exécuter les budgets annuels de l’Union dans le respect de plafonds de dépenses.
Un objet difficilement lisible pour les citoyens européens
Le budget de l’UE est donc totalement maîtrisé. Son montant demeure faible et reste gelé à 1 % du PIB (Produit intérieur brut) européen depuis de nombreuses années. En réalité, le budget actuel pour 28 États membres a diminué par rapport à ce qu’il était pour une UE à 15. En 2018, en crédits d’engagements (exprimant le potentiel de paiements futurs), son montant est de 160 milliards d’euros et, en crédits de paiements, correspondant aux paiements versés pour couvrir les engagements, son montant est de 145 milliards d’euros. Le budget à long terme actuel, couvrant la période 2014-2020, devrait permettre à l’UE d’investir environ 1 000 milliards d’euros.
Le budget européen est, par conséquent, difficilement lisible pour les citoyens de l’UE : il « est devenu un objet corseté non identifiable par le citoyen contributeur. Symptôme d’une Europe qui ne parle pas aux Européens. » Ses limites ne parviennent plus à masquer l’impuissance de l’Union, qui a besoin d’un budget plus moderne et mettant davantage l’accent sur la solidarité, qui est certainement la seule alternative pour enrayer la montée de l’euroscepticisme.
Des sources de financement modernisées
Le groupe à haut niveau sur les ressources propres, présidé par l’ancien Commissaire européen Mario Monti, a identifié de nombreuses faiblesses lestant le système de financement actuel. Il a notamment relevé sa complexité, son manque de transparence, l’ignorance de la valeur ajoutée européenne, ou encore l’invocation quasi-systématique du « juste retour » par les États membres, laquelle a transformé le budget, et au-delà l’Union, en un jeu à somme nulle, et non pas gagnant-gagnant. En effet, chaque Etat membre accorde une très (trop ?) grande importance au solde entre les dépenses dont il bénéficie et le montant de sa contribution financière au budget.
Depuis plusieurs décennies, les recettes budgétaires de l’Union sont restées identiques : les droits de douane perçus aux frontières extérieures de l’UE (environ 15 % des ressources) ; l’application (avec des exceptions pour certains États membres) d’un taux uniforme de 0,30 % à l’assiette harmonisée de la TVA (quelque 12 %) ; la ressource fondée sur le RNB (Revenu national brut) de tous les États membres, qui sert à équilibrer le budget en finançant la partie non couverte par les autres recettes (environ 70 %). Un simple commentaire : si la ressource RNB est la plus équitable car chaque État membre contribue en fonction de sa richesse, son poids favorise la logique du « juste retour » et nuit à l’autonomie financière de l’UE.
Le 2 mai 2018, la Commission a non seulement proposé de simplifier l’actuelle ressource TVA, mais également d’introduire un « panier » de nouvelles ressources propres en lien avec les priorités politiques de l’Union. Il comprend :
- une part (3 %) de l’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS) ;
- 20 % des recettes générées par le système européen d’échange de quotas d’émission ;
- une contribution de chaque État membre (0,80 euro/kg) en fonction du poids des déchets d’emballage en plastique non recyclés.
Ces nouvelles recettes, directement reliées aux politiques climatique et environnementale de l’UE ainsi qu’avec le marché unique, devraient rapporter 22 milliards d’euros sur la période 2021-2027. Elles permettront ainsi de financer les nouvelles priorités budgétaires et de combler la moitié des pertes découlant du retrait du Royaume-Uni.
Le rabais britannique et les « rabais sur le rabais » – expression qui désigne notamment le financement minoré de l’Allemagne, des Pays-Bas, de l’Autriche et de la Suède au « chèque britannique » – seront également progressivement supprimés d’ici à 2025, afin de rendre le budget plus lisible et plus équitable. Il est en effet difficile d’expliquer que la France participe au financement des rabais consentis aux pays les plus riches de l’UE, comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne.
Afin de retrouver une marge de manœuvre financière, la Commission a également proposé de relever le plafond des ressources propres à 1,29 % de la somme des RNB des États membres (au lieu des 1 % actuels). Ces derniers sont ainsi placés face au dilemme suivant : accepter des contributions budgétaires accrues afin que le prochain budget à long terme soit celui d’une Europe souveraine ou renoncer à « plus d’Europe » au risque de ne pouvoir relever les défis actuels de l’Union.
Un budget très politique pour une Europe qui protège
La Commission a proposé, début mai 2018, un budget à long terme 2021-2027 de 1 135 milliards d’euros en engagements. Il s’articule autour de sept postes principaux de dépenses.
La Commission a souhaité mettre l’accent sur la valeur ajoutée européenne. En raison de la modestie du budget par rapport à la taille de l’économie européenne et des budgets nationaux, elle a jugé préférable d’investir dans les domaines offrant une réelle valeur ajoutée par rapport aux dépenses publiques nationales. C’est la raison pour laquelle le projet de budget à long terme apparaît audacieux et, finalement, très politique.
Contenant plusieurs innovations de taille, il privilégie certaines dépenses. Ainsi les investissements dans la transformation des réseaux numériques sont presque multipliés par 9. Le budget alloué au programme Erasmus +, ainsi qu’aux investissements dans la recherche et l’innovation, sont doublés. Les dépenses relatives à la gestion des frontières extérieures, des migrations et de l’asile sont quasiment triplées. Les investissements liés à la sécurité augmentent, quant à eux, de 40 % et un Fonds de la défense doté de 13 milliards d’euros est proposé pour la première fois. Le financement de l’action extérieure est, par ailleurs, renforcé de 26 %. Deux nouveaux instruments favorisant les réformes et l’investissement auront pour objectif de renforcer la zone euro, au risque d’accréditer l’idée d’une orientation vers une Europe à deux vitesses.
Les « victimes » de ce budget sont les deux grandes politiques de solidarité de l’UE : la Politique agricole commune (PAC) et la politique de cohésion, qui voient à nouveau leurs crédits amputés respectivement de 5 et 7 %. Ce débat relatif aux choix financiers – privilégier les dépenses nouvelles ou bien réduire le poids des politiques « historiques » – n’est pas définitivement tranché, car le budget à long terme et le système de ressources propres doivent être adoptés à l’unanimité.
La France se trouve ainsi face à un choix cornélien. D’un côté, elle est la première bénéficiaire de la PAC ; de l’autre, les priorités budgétaires de la Commission concourent à une Europe souveraine et qui protège, comme le souhaite le Président de la République Emmanuel Macron.
Un budget à l’ambition citoyenne
Dernière audace de la Commission européenne : avoir proposé un recours à l’arme financière, dans le but de protéger le budget des risques financiers liés aux « défaillances généralisées de l’État de droit dans un État membre ». Cette « conditionnalité » est la bienvenue, car le respect des valeurs de l’UE constitue le fondement même de son existence.
De plus, une partie des crédits du Fonds social européen devra être affectée à l’intégration des migrants. Faut-il y voir un moyen de pression sur la Pologne et la Hongrie ? Certainement, car la procédure de l’article 7 TUE – activée pour la première fois contre la Pologne – n’ira vraisemblablement pas à son terme.
Il semble, en définitive, que la proposition de la Commission réponde aux attentes des citoyens européens. Elle envisage un budget d’avenir permettant d’assurer leur sécurité, et tirant les enseignements des différentes crises (crises financière, des migrants et des valeurs démocratiques), qui sont toujours plus ou moins latentes. La situation politique italienne est là pour le rappeler et invite fortement à la prudence.
Tous les sept ans, l’Union discute de ses orientations budgétaires sur le long terme. Un rendez-vous capital pour relancer l’Europe face à montée de l’euroscepticisme.
Yves Petit, Professeur de droit public, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.