Angeliki Monnier, Université de Lorraine
Le phénomène de la désinformation n’est pas nouveau. Bien avant l’apparition de la problématique des fake news, les questions liées aux contenus « piégés » (propagande, rumeurs, hoaxes, trolls, etc.) avaient attiré l’attention des analystes des médias. Mais depuis l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis le 8 novembre 2016 – et dans le sillage du Brexit, bien sûr –, on peut parler d’un vrai engouement pour ce sujet, observable aussi bien dans la presse traditionnelle, en ligne et hors ligne, que dans les réseaux sociaux, et cela au-delà du territoire américain.
De quoi parlent les articles liés aux fausses informations ? L’observation exploratoire des discours médiatiques français pendant les deux premiers mois qui ont suivi l’élection présidentielle américaine, a conduit à identifier trois référents.
Une première série d’articles relate des incidents dus à la circulation d’informations erronées. Ce sont des textes descriptifs liés aux usages des fake news. On trouvera des sujets tels que « L’attaque contre Vinci » ou bien le « Pizza Gate ». Il s’agit de présenter le parcours et les effets – immédiats et tangibles – d’une rumeur en ligne, d’une information malintentionnée. En effet, « rapporter » ce qui se passe dans le monde constitue l’un des objectifs principaux du journalisme.
Une deuxième série de textes focalise davantage sur les mesures entreprises par les médias – notamment sociaux – pour combattre les fausses nouvelles. La démarche est liée à une interrogation sous-jacente sur la régulation du système médiatique. Les réseaux sociaux et notamment Facebook sont beaucoup cités, ainsi que d’autres géants de l’Internet, tel que Google.
Enfin, une dernière série d’articles propose des analyses du phénomène, de ses causes et surtout de ses répercussions pour les sociétés contemporaines. L’angle est plus distancé, le ton plus grave, souvent spéculatif, l’approche réflexive.
Quels sont les protagonistes de l’univers narratif des fake news ?
Contrairement à une acceptation courante qui associe le récit à la fiction et à ses personnages, tout discours peut être analysé en tant que façon de raconter un phénomène social voire un problème public. Cette démarche consiste, entre autres éléments, à identifier les « acteurs » qui forment le récit, à savoir les protagonistes humains et non humains qui endossent des rôles positifs ou négatifs et forgent la réalité relatée. On appelle ceux-ci actants. Quels sont les actants mobilisés lorsque la presse française parle des fake news ? Quel est l’univers narratif qui en résulte ?
Ce sont d’abord les médias, surtout les réseaux sociaux (Facebook) mais aussi les dispositifs technologiques de manière plus large (Google), qui émergent en tant qu’acteurs « malgré eux », déterminant l’émergence et la prolifération des fake news de par leur fonctionnement technique (le principe des algorithmes) et les logiques économiques qui les sous-tendent. La question de savoir si les réseaux sociaux constituent des médias, sujets à des logiques éditoriales et par conséquent responsables des contenus qu’ils publient, se trouve au cœur des débats.
Néanmoins, les analyses pointent aussi le rôle malveillant des fabricants des messages ou de ceux qui profitent de leur propagation ; ce sont à la fois des acteurs d’« en haut », notamment politiciens visant à discréditer leurs adversaires, souvent censés émaner des cercles de l’extrême droite. Ce sont aussi des acteurs d’« en bas », des personnes anonymes, tels les jeunes macédoniens ou géorgiens, qui cherchent à en profiter financièrement, créant et diffusant des informations erronées mais susceptibles de générer des clics.
Enfin, ce sont les usagers eux-mêmes qui contribuent à l’étendue du phénomène de fake news, de par leur incrédulité, leur irresponsabilité ou bien leur indifférence. Malgré souvent de bonnes intentions, l’approche affective à travers laquelle les humains abordent la réalité et l’information, la recherche de valorisation et de pouvoir (empowerment), ainsi que le phénomène des bulles « filtrantes », amplifiées au sein des réseaux sociaux, restreignent les horizons au lieu de les ouvrir restreignent les horizons au lieu de les ouvrir.
Le processus de communication totalement fragilisé
Premier constat au vu de ces éléments : le phénomène des fake news concerne à la fois toutes les instances du schéma de communication traditionnel : les messages, les émetteurs, les récepteurs, les canaux. Le processus communicationnel, en tant que fondement de ce que l’on appelle le « vivre ensemble » est perturbé dans sa totalité.
Deuxième observation : tous les protagonistes évoqués jusqu’ici s’avèrent être des opposants (au sens actantiel du terme) à ce processus : les politiciens qui diffusent de fausses informations à des fins idéologiques, les anonymes qui les fabriquent à des fins pécuniaires, les publics qui les consomment dans la crédulité ou l’indifférence, les médias qui, de par leurs logiques et caractéristiques de fonctionnement, « laissent faire ».
Troisième remarque : les seuls acteurs à pouvoir remédier aux problèmes engendrés par les fake news sont les journalistes et les propriétaires (voire administrateurs) des réseaux sociaux. Le devoir des premiers de promouvoir un journalisme de qualité, un journalisme d’investigation, est souligné. En même temps, les réflexions concernent le rôle des plateformes de publication en ligne, telles que Facebook ou Twitter, dans la dissémination de l’information.
C’est autour de cette configuration discursive qu’émergent deux utopies liées à l’information que le récit français des fake news continue à alimenter.
Les utopies de la « société de l’information »
La première utopie est celle liée au rôle des journalistes. Comme s’il était hors du système médiatique, le journaliste est censé constituer le garant de la vérité et de l’objectivité, sans être affecté par les dysfonctionnements et les enjeux liés à la production et la circulation de l’information. Les injonctions concernant son devoir à lutter contre toute désinformation – bien qu’elles s’inscrivent dans le cadre éthique de la pratique journalistique – reproduisent aussi des fantasmes autour d’un journalisme d’investigation, remède aux maux de la société et aux failles du système médiatique. En même temps, les mutations du champ journalistique, marqué par la précarité, la fragmentation, le besoin d’immédiateté et d’audience, de clics et de profits, etc., rendent ce travail d’investigation de plus en plus difficile. Loin de sous-entendre que le devoir de vérité est une chimère, il s’agit de rappeler que la multitude de paramètres qui forgent le système médiatique et les contraintes dans lesquelles les journalistes évoluent rendent cette tâche complexe ; et de signaler au passage qu’il n’est pas certain que l’accent mis sur les promesses d’un journalisme d’investigation serve l’image du journaliste au quotidien, souvent considéré ne pas être à la hauteur de sa mission.
La deuxième utopie concerne le pouvoir des médias. Grand sujet de débat depuis des décennies, le paradigme des médias superpuissants a tendance à occulter le rôle des citoyens dans la formation de ce que l’on appelle couramment les opinions publiques. De la « communication à deux temps », à la « théorie des usages et des gratifications » en passant par la « spirale du silence », etc., plusieurs travaux mettent en lumière les limites du pouvoir des médias. Si dans le domaine savant ces derniers constituent des acquis épistémologiques, les narrations grand public semblent reproduire le modèle linéaire de l’information. Des questions fondamentales semblent alors moins débattues dans les discours mainstream _médiatiques. Quelles sont les raisons qui conduisent les gens à adhérer aux fake news ? A-t-on atteint les limites de l’idéal démocratique ? Quel est l’impact réel du _fact-checking ? La lutte contre des fake news ne passe pas aussi, voire d’abord, par une meilleure éducation aux médias et aux nouvelles technologies ? Le débat reste bien sûr ouvert.
Angeliki Monnier, Professeure en Sciences de l’Information et de la Communication, chercheure au Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.