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Nuit de revanche à Brasilia

Armelle Enders, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

Capture31Les partisans de la destitution de la présidente du Brésil Dilma Rousseff voulaient faire du 17 avril 2016 une date historique qui s’insérerait dans les heures glorieuses du Congrès fédéral et repeindrait leur prise du pouvoir aux couleurs du haut fait démocratique. Ils n’ont qu’en partie réussi : ce 17 avril 2016 restera bien dans les annales politiques du Brésil, mais comme le jour de la honte, celui du triomphe de ce que ce pays a de plus sombre et de plus rétrograde.

Pour de très nombreux Brésiliens, en majorité très critiques à l’égard de la présidente et du Parti des Travailleurs, cette journée a été vécue avec écœurement, tristesse et humiliation et laissera des traces indélébiles. La procédure engagée contre Dilma Rousseff défie toute logique et toute justice. La présidente est impopulaire, certes, elle a commis dans tous les domaines des erreurs monumentales, son parti a fait prospérer la corruption systémique et mérite à coup sûr une bonne cure d’opposition. Mais Dilma Rousseff n’est à ce jour sous le coup d’aucune procédure judiciaire, contrairement à une cinquantaine de députés qui ont participé au vote d’hier et à leur président, Eduardo Cunha, mis en examen par la Cour Suprême pour – une paille ! – « corruption passive et blanchiment d’argent ».

Ses comptes en Suisse et ses sociétés off-shore dévoilées par les « Panama papers », le détail de ses pots-de-vin, s’étalent dans tous les journaux, mais l’immarcescible Eduardo Cunha, chef d’orchestre de la destitution, continue à détenir toutes les manettes qui garantissent son impunité et plongent le Brésil dans la plus grave crise politique de son histoire récente. Ce « chevalier blanc », auquel il faut reconnaître des talents de tacticien hors pair, s’apprête à devenir le deuxième personnage de l’État et à faire office de vice-président, quand Michel Temer, lui-même impliqué dans le scandale Petrobrás, assumera la présidence de la République.

L’anniversaire du petit dernier..

Pendant plus de cinq heures, précédées par 42 heures de débats tout aussi lamentables, s’est jouée à la Chambre des députés une farce tragi-comique, tombant souvent dans l’abjection. Les 511 députés présents ont pris successivement la parole pour justifier et déclarer leur vote. Plus deux tiers d’entre eux, ostensiblement enrubannés dans les couleurs nationales, ont exceptionnellement abordé le sujet de la session, à savoir les bases juridiques autorisant la mise en accusation de Dilma Rousseff.

Les arguments en faveur de la destitution de la présidente sont affligeants pour le personnel politique brésilien et expriment le degré zéro de l’intelligence politique et de l’engagement démocratique. Dans un grand élan de selfie collective, plus des deux tiers des députés ont profité de leur trois minutes de notoriété pour souhaiter en direct l’anniversaire du petit dernier ou de leur vieille maman, invoquer leur Église évangélique, Dieu et leur famille, à évoquer sans rire leur lutte contre la corruption sous les yeux d’Eduardo Cunha, traité pour sa part de « gangster » et de « bandit » par quelques députés.

Pendant cette nuit de Walpurgis en plein Brasilia, au milieu des pancartes vertes et jaunes congédiant la présidente avec d’élégants « Ciao chérie », le député d’extrême droite Jair Bolsonaro a profité de la curée générale pour dédier son vote à la mémoire le colonel Ustra, tortionnaire patenté et bourreau personnel de Dilma Rousseff, prisonnière politique pendant la dictature militaire (1964-1985).

Bipolarisation confinant à la guerre civile

Ce détail effroyable est révélateur de ce qui se trame à Brasilia depuis la réélection de Dilma Rousseff en octobre 2014, de l’esprit de revanche, sinon de vengeance, qui a saisi les droites brésiliennes, écartées quatre fois de la présidence de la République par les urnes depuis la première élection de Lula, en 2001.

À bien des égards, la conspiration contre la présidente est le dernier épisode en date de la compétition à laquelle se livrent les deux principaux camps idéologiques du Brésil depuis les années 1950. Cette bipolarisation, qui confine parfois à la guerre civile, s’est traduite au XXe siècle par plusieurs coups d’État et tentatives (encore plus nombreuses) de coup d’État, mais aussi par le suicide du président Getúlio Vargas poussé à la démission en 1954, par vingt et un an de dictature civile et militaire, puis par une transition démocratique « par le haut » qui a garanti la permanence au pouvoir des conservateurs de 1985 au milieu des années 1990.

Les présidents Vargas (auquel sont attachées les premières grandes lois sociales), Kubitschek (le fondateur de Brasilia) et Goulart (le président renversé en 1964) ont pour point commun d’avoir été plébiscités par le suffrage universel direct et font l’objet d’attaques en règle, dénonçant à la fois la « corruption » de leur gouvernement et leur volonté supposée de transformer le Brésil en « république soviétique ». L’« antipétisme », qui englobe aujourd’hui tout ce qui ressemble de près ou de loin à la gauche, actualise l’anticommunisme tout aussi nébuleux d’autrefois.

Hold-up en col blanc

Depuis l’élection de Getúlio Vargas en 1950, la droite brésilienne – période du régime militaire incluse (1964-1985) – se méfie du présidentialisme et de l’élection du président de la République au suffrage universel direct, auxquels les Brésiliens ont manifesté plusieurs fois leur attachement : lors de deux référendums en 1963 et 1993, à l’occasion des grandes (et vaines) mobilisations des Diretas-Já (« élections tout de suite ») en 1984, à la fin de la dictature militaire.

La tristesse d’une militante pro-Dilma Rousseff.
Gustavo Andrade/AFP

Les victoires électorales de la gauche, surtout quand elles se répètent, ne peuvent s’expliquer que par le « populisme », c’est-à-dire les politiques d’inclusion sociale, la fraude ou, pire, par l’immaturité de l’électorat. Une partie des couches supérieures est convaincue de longue date que la démocratie n’est pas adaptée à la plèbe brésilienne, en majorité pauvre et noire. Les élections de Lula en 2001 et 2005 et surtout celles de Dilma Rousseff, en 2010 et 2014, ont donné lieu à des propos racistes à l’encontre des États déshérités du Nordeste, bastions électoraux du Parti des Travailleurs.

Après la victoire serrée de Dilma Rousseff en octobre 2014, les vaincus des urnes ont fini par se convaincre qu’il fallait user d’autres moyens pour évincer des commandes le Parti des Travailleurs. Le hold-up en col blanc auquel on est en train d’assister en est l’expression.

La prochaine étape consistera probablement à priver Lula de son éligibilité. Malgré son image ternie, celui-ci reste en effet en tête des sondages en vue de 2018 ou d’élections anticipées, tandis que l’opposition, tout aussi entachée par les scandales, ne profite pas des malheurs de Dilma Rousseff dans les intentions de vote.

Si, aujourd’hui, un camp se réjouit de la chute du Parti des Travailleurs, une minorité importante est ulcérée par la mascarade du 17 avril, inquiète pour la démocratie, sceptique sur le sort des enquêtes en cours. Elle est également très pessimiste sur les chances du Brésil à se tirer rapidement de cette ornière et à reprendre le chemin de la croissance économique.

The Conversation

Armelle Enders, Historienne, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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