Frédéric Ducarme, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
« L’homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. »
Cette célèbre sentence des « Pensées » de Blaise Pascal résume assez bien l’entreprise de Franck Courchamp et Clément Morin dans leur minisérie de vulgarisation scientifique animée, Une espèce à part.
Constituée de 10 épisodes de 3 minutes, cette minisérie diffusée sur Arte voit pourtant grand : comme le philosophe du XVIIe siècle, elle propose de conjuguer les deux infinis, partant des molécules les plus subtiles pour embrasser tout l’univers visible et même invisible. Mais elle traduit aussi une ambition, celle de vulgariser une science de pointe à travers un format extrêmement court, calibré pour la durée d’attention moyenne des « millennials ».
L’infiniment grand dans l’infiniment petit
Ce projet pour le moins baroque a germé dans la tête de Franck Courchamp, directeur de recherche CNRS à l’université Paris XI (Orsay). Au cours d’une carrière scientifique bien remplie, il a connu des émerveillements si forts qu’il a éprouvé le besoin de faire partager ce sentiment extrêmement rare au grand public. Cet instant d’épiphanie face à la majesté du réel que seule la langue anglaise s’aventure à essayer de faire tenir en un mot, ou plutôt, une onomatopée : awe.
On pourrait sans doute retrouver la plupart des données spectaculaires égrenées par Une espèce à part dans de nombreux livres et articles érudits, mais ce qui les met ici en vie et leur donne toute leur puissance, c’est l’incroyable travail de l’animateur Clément Morin, magicien des images, qui réussit à incarner avec poésie et élégance un script que tout aurait pu condamner à la sécheresse scientifique.
Au lieu de cela, c’est toute la vie, toute la Terre, tout l’univers qui s’animent, dans ces dix séquences qui sont autant de voyages initiatiques à travers une dimension de notre réalité, pour nous faire prendre conscience de notre néant face à tous ces infinis qui nous habitent.
Science en conscience
Si le projet de Pascal, en faisant comprendre à son lecteur la vanité de l’homme face à l’infini, était de le ramener à Dieu, celui de Franck Courchamp et Clément Morin est à la fois plus modeste et plus complexe : c’est sans misérabilisme ni moralisme que la voix ensorcelante de Françoise Cadol amène le spectateur à se décentrer de lui-même, et à adopter pendant trente minutes un regard plus objectif sur l’espèce humaine qui se révèle finalement une assez mauvaise « mesure de toute chose », contrairement à ce qu’en affirmait un autre philosophe, Protagoras.
Ainsi, si l’histoire de notre planète était un livre de mille pages, on apprend dans Une espèce à part que notre espèce ne représenterait qu’une minuscule note de bas de page de l’ultime feuillet, après des centaines de pages de vie terrestre, plus encore de vie marine, et plus du double de vie unicellulaire… L’essentiel de la vie est en réalité invisible à nos yeux, composé d’espèces microscopiques ou disparues, et les deux créateurs se sont donné pour tâche de rendre visible cet invisible, conjuguant la rigueur scientifique à l’exigence esthétique.
Mais malgré la dimension éminemment pédagogique de l’œuvre, l’essentiel est finalement moins dans sa portée didactique que dans le sentiment qu’elle inspire : un vertige métaphysique qui oblige à reconsidérer nos échelles de valeur face à la manifestation objective de leur vanité.
Retour du baroque
La convergence évidente entre cette réalisation et Les Pensées de Pascal, publiées à titre posthume en 1670, mérite d’être analysée en détail.
L’œuvre du grand philosophe et scientifique s’est écrite juste entre le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée (1632) et les Principia mathematica de Newton (1687). C’est-à-dire à une période de grand bouleversement épistémologique, où l’homme comprend peu à peu qu’il n’est finalement pas confortablement installé au centre d’un univers amical qui tourne autour de lui dans un grand bal cosmique éternellement stable et bienveillant, mais plutôt jeté comme au hasard sur un grain de poussière anonyme, tournoyant sans but autour d’une boule de feu sans âme, elle-même lancée à une vitesse effrayante dans un espace sans fond.
À cette époque, l’invention presque simultanée du télescope et du microscope fait d’un coup surgir tout un monde insoupçonné – et qui ne soupçonne pas plus notre propre existence -–, composé d’organismes si petits qu’on peine à les croire vivants, et d’astres si colossaux et si lointains que leur ordre de grandeur est inconcevable aux esprits les plus imaginatifs. C’est de là que naît le vertige baroque, qui trouve son expression la plus définitive sous la plume de Pascal : l’homme baroque est un homme qui a perdu pied, qui ne sait plus qui il est, ni où il est, qui a perdu tout repère dans l’infini, et qui commence à questionner son rôle dans cet univers d’autant plus effrayant qu’il n’est même pas hostile, mais simplement indifférent.
Quatre siècles plus tard, l’humanité ne s’est pas encore tout à fait remise de ce choc baroque qu’on a qualifié de « changement de paradigme » dans la pensée occidentale, même si les scientifiques et philosophes de l’âge classique ont tout fait pour mettre de l’ordre dans ce nouveau chaos. Mais en ce début de XXIe siècle, c’est un nouveau bouleversement, assez comparable, qui menace à nouveau le sommeil dogmatique de l’humanité moderne.
Une nouvelle révolution copernicienne à l’œuvre
À peine rassurée par le progrès des connaissances sur l’infiniment grand, voilà que c’est l’infiniment petit qui se dérobe sous nos pieds, et que les équilibres biogéochimiques qu’on pensait immuables s’emballent : l’imperceptible chimie de l’eau et de l’air, de légères variations de température et d’humidité, la silencieuse disparition des insectes, puis de la biodiversité en général…
La Terre, notre maison, est malade. Les sciences des phénomènes invisibles sont donc en pleine révolution : agronomie, médecine, génétique, écologie, climatologie… De larges pans du savoir établi par toutes ces disciplines s’effondrent en même temps, telles les parois des glaciers de l’Antarctique, et obligent à repenser la place de l’homme non plus dans l’univers, mais cette fois-ci dans son propre environnement, et jusqu’au plus profond de son intimité.
Nous ne sommes encore qu’au début de cette nouvelle révolution copernicienne, mais à n’en pas douter ce changement de paradigme sera plus fort encore que le précédent, car plus concret aussi, comme nous le prouve la succession toujours plus torride des canicules estivales. Si l’homme est bien un « roseau pensant » comme l’affirmait Pascal, voilà bien l’occasion ou jamais d’en démontrer l’étendue.
Le vertige baroque a eu ses peintres, ses architectes et ses écrivains pour se manifester en images, les meilleurs de ces artistes ayant d’ailleurs souvent reçu une solide formation scientifique et philosophique ; de même, l’âge de la crise biologique a besoin d’œuvres fortes et parfaitement documentées. Une espèce à part est de celles-ci, et on ne saurait trop souhaiter sa propagation la plus virale.
« Une espèce à part », une minisérie de 10 épisodes réalisée par Franck Courchamp et Clément Morin, produite par Lumento et DuckFactory et distribuée par Arte. Elle est disponible gratuitement en ligne.
Frédéric Ducarme, Docteur en écologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.