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En France, l’heure des comptes a sonné pour la filière du nucléaire

Michel Villette, Agro ParisTech – Université Paris-Saclay

Capture edfAreva et EDF sont dans une situation financière grave. Cette réalité est confirmée par les dirigeants eux-mêmes qui se tournent vers l’État français, tellement impliqué dans la conception et la direction du programme nucléaire qu’il aura bien du mal à résister aux demandes de refinancement dont il est la cible.

Les investisseurs privés craignent que la situation financière présente soit le prélude à d’autres pires encore dans le futur. Le coût de démantèlement des centrales et de recyclage des déchets est énorme, mal connu et surtout, très mal provisionné dans les comptes. Un éventuel accident majeur, malheureusement de plus en plus probable au fur et à mesure qu’on laisse vieillir nos 58 réacteurs plus longtemps que prévu, n’est pas non plus sérieusement provisionné.

Il paraît évident aujourd’hui que le programme nucléaire français sera une mauvaise affaire financière. Mais comment limiter les dégâts ? C’est une question qui fait peur, un mistigri dont beaucoup de gens voudraient bien ne pas avoir à porter la responsabilité.

En désaccord avec la construction de deux réacteurs EPR en Angleterre, le directeur financier d’EDF démissionne (iTélé, mars 2016).

Les marchés tirent la sonnette d’alarme

Sur la base de promesses faites par quelques scientifiques, ingénieurs, militaires et politiciens des années 1970, la France s’est engagée complètement dans ce choix technologique. Une option unique, radicale et risquée que les manuels de finance les plus élémentaires déconseillent absolument aux investisseurs.

En 2016, ce ne sont ni nos ingénieurs ni nos hommes politiques qui nous informent de ces très mauvaises nouvelles. L’alerte ne vient pas non plus des opposants au nucléaire. Depuis des décennies, ils se sont épuisés à signaler toujours les mêmes dangers sanitaires et écologiques. Ils ont crié au loup avec constance et courage, mais la population ne les entend plus. Elle s’est habituée au confort tout électrique et ne sait comment trancher la controverse entre les écologistes qui veulent davantage de nucléaire pour lutter contre l’effet de serre et ceux qui demandent depuis des décennies, mais en vain, de sortir du nucléaire au plus vite.

L’alerte vient du cœur même du capitalisme mondialisé : ses marchés financiers. L’évolution du cours des actions d’Areva et d’EDF envoie un signal d’alerte, trop tardif, mais qu’il serait avisé de prendre très au sérieux.

Cette alerte, combinée aux traumatismes de Three Mile Island (1979), Tchernobyl (1986) et Fukushima (2011) permet, une fois de plus, d’attirer l’attention sur un grave dysfonctionnement de notre démocratie. En se comportant à la fois en entrepreneur et en garant du programme nucléaire, l’État français a organisé l’irresponsabilité financière des opérateurs, alors que dans d’autres pays – tout aussi tentés par la solution nucléaire – les calculs des financiers, la logique des marchés et une meilleure prise en compte des inquiétudes de la société civile jouaient le rôle de contre-pouvoir efficace.

Au début des années 1970, l’État centralisé a fait deux promesses : la technologie nucléaire serait sans risque et fournirait une électricité bon marché.

Une technologie sans risque et bon marché ?

En cas d’accident, la loi du 30 octobre 1968 limitait la responsabilité d’EDF à 600 millions de francs et engageait l’État au-delà de ce montant. Ce dernier était donc l’assureur en dernier recours du programme nucléaire. Aux États-Unis à la même époque, la responsabilité des compagnies électriques était beaucoup plus clairement engagée. À partir de l’accident de Three Mile Island en 1979, en raison de la sophistication des réglementations, des retards dans les programmes de construction et du coût prévisionnel d’un éventuel accident, plus de 120 commandes de réacteurs nucléaires furent abandonnées.

Ainsi, alors que l’État français déresponsabilisait EDF pour l’inciter à investir massivement sur l’option nucléaire, aux États-Unis, la responsabilisation des compagnies d’électricité aboutissait, au contraire, à un ralentissement progressif des investissements. Au volontarisme des politiques hexagonaux qui imposaient un tarif électrique bas dans l’oubli du long terme, s’opposait la prudence d’investisseurs, de banquiers et de compagnies d’assurances américains, soumis aux contraintes de la rentabilité financière et à la pression des opposants.

Entre 1970 et 2012 l’électricité a toujours été maintenue à un prix très bas en France. Ainsi, au second trimestre de 2008, le prix de l’électricité fournie aux ménages était inférieur de 27 % à la moyenne européenne et celui de l’électricité fournie aux entreprises industrielles était de 33 % inférieur à la moyenne.

Pendant toute cette période, la promesse économique semblait donc tenue. Cependant, pour calculer le coût de la production d’électricité au moyen de réacteurs nucléaires, il convient de définir au préalable qui supportera les risques et les incertitudes futures. Si l’opérateur n’est pas dans l’obligation d’inclure dans le calcul de son prix de revient le coût final du recyclage et du stockage des déchets, le coût du démantèlement des installations et le coût d’un éventuel accident majeur, il peut pratiquer un tarif très bas.

Retour sur l’accident de Three Mile Island en 1979 aux États-Unis (vidéo AFP diffusée en 2011).

Three Mile Island, le coup d’arrêt

Bon marché, le nucléaire était aussi considéré en France comme un moyen de faire entrer des devises. C’était l’investissement d’avenir de l’époque. Une étude confidentielle réalisée en avril 1979 pour EDF par la société de conseil Euréquip présentait en détail les stratégies d’exportation de la technologie des centrales nucléaires déjà pratiquées avec succès par les États-Unis et l’Allemagne et envisageait des perspectives optimistes pour les exportations françaises. On prévoyait pour l’an 2000 une production de 1 000 à 2 000 gigawatts dans le monde non communiste.

Le 31 décembre 1977, 342 réacteurs étaient en commande ou en construction de par le monde. 68 faisaient l’objet d’un contrat d’exportation (30 l’étaient par les USA, 15 par l’URSS, 13 par l’Allemagne fédérale, 6 par la France, 2 par le Canada et 2 par la Suède).

L’accident de Three Mile Island a mis un coup d’arrêt brutal à cet engouement mondial, confirmé par la catastrophe de Tchernobyl en 1986 puis par celle de Fukushima en 2011. La France qui s’était lancée dans l’exportation du nucléaire après les Américains et les Allemands en fut réduite à vendre ses centrales à l’Afrique du Sud (1974), l’Iran (1974, projet non abouti) et à l’Irak (1975, projet non abouti), pays que d’autres exportateurs potentiels évitaient pour des raisons politiques ou militaires. On ne sait encore comment les tentatives actuelles en Finlande, en Grande Bretagne, en Corée et en Chine se termineront…

« L’État-EDF » a décidé de tout

En 2008, Philippe Boulin, ancien PDG de Creusot-Loire Framatome, écrivait dans « L’aventure nucléaire en France : grande et petites histoires » (Revue des Ingénieurs) :

Le principal acteur de cette longue histoire a été EDF, client et futur exploitant, à qui incombait la prise de toutes les grandes décisions. C’est à elle que revient le mérite d’avoir piloté ce dossier majeur avec persévérance, lucidité et habileté. Néanmoins, dans le contexte de l’époque, quelles qu’aient été la détermination et l’autorité des dirigeants d’EDF, ils devaient obtenir l’aval des pouvoirs publics pour chacune de leurs décisions importantes. Ainsi, chacune des principales étapes a été précédée d’un grand débat au sein des ministères concernés (industrie, recherche, économie). Chacune a fait l’objet d’un arbitrage par le premier ministre, voire par le chef de l’État. Cela dit, si les politiques ont pesé sur les grandes décisions de principe, ils se sont peu impliqués dans les modalités d’exécution, à l’inverse des chefs d’entreprises, des économistes et des techniciens.

Les décisions nucléaires prises entre 1973 et 1984 sont le produit d’une entente cordiale entre quelques ministres et membres de cabinets ministériels, les ingénieurs d’EDF et quelques grands industriels comme Creusot-Loire, Framatome pour les équipements ; Grands Travaux de Marseille, Bouygues, et Spie Batignolle pour le génie civil. Les grands corps d’ingénieurs de l’État, et au premier chef le corps des mines, ont sans doute été un facteur de cohésion entre ces diverses instances de décision. Par l’entremise de l’École polytechnique et du CEA, le lien se faisait aisément entre le nucléaire militaire et le nucléaire civil.

Les décisions majeures ont été prises par décret en conseil des ministres. L’un de ces décrets publiés le 26 décembre 1979 au Journal Officiel (page 10588) autorisait EDF à « créer, sur le site nucléaire de Flamanville, les tranches 1 et 2 de la centrale nucléaire de Flamanvillle dans les conditions définies par la demande susvisée du 18 octobre 1979 et le dossier modifié joint à cette demande sous réserve des dispositions du présent décret ».

Les retards s’accumulent pour l’EPR de Flammanville (vidéo France 3 diffusée en juin 2015).

C’est le premier ministre qui décrète, sur le rapport du seul ministre de l’Industrie au vu de 14 documents de référence : quatre lois dont aucune ne concerne spécifiquement le nucléaire ; une ordonnance ; cinq décrets ; une demande émanant d’EDF, deux avis émis par des ministres et enfin, seule et maigre esquisse d’une consultation démocratique, une audition publique organisée le 16 décembre 1976 à la mairie de la commune où la centrale doit être implantée.

L’analyse sociologique de ces consultations d’intérêt local a montré qu’elle n’avait rien à voir avec les public hirings organisés à la même époque en Angleterre. En France, il s’agissait plutôt de réunions d’information encadrées par les agents d’EDF et de l’administration qui, en l’absence d’un juge pour prendre acte des débats et en tirer des conclusions officielles, ne pouvaient en aucun cas modifier la décision.

Parmi les élites de l’époque, l’idée que l’on doit consulter les représentants du peuple sur des questions techniques et scientifiques paraissait inconvenante, comme l’atteste cette déclaration du ministre de l’Industrie et de la Recherche au cours d’un débat parlementaire les 14 et 15 mai 1975 :

On ne peut tout de même pas décider par un vote le nombre de centrales à construire dans les vingt prochaines années. Ce serait aussi absurde que de demander chaque année au Parlement de fixer le montant des investissements à engager par EDF.

L’État français décide, puis l’Europe privatise.

Vingt-cinq ans plus tard, EDF est en principe devenue une entreprise comme les autres, soumise à la concurrence et à la logique des marchés financiers. En principe seulement. Si les investisseurs privés ne veulent pas y mettre leur argent, il ne reste que l’État (c’est-à-dire les contribuables) pour supporter la masse des coûts à venir.

La loi du 9 août 2004 relative au service public de l’électricité et aux entreprises électriques et gazières transpose en droit français les obligations communautaires. Les opérateurs historiques EDF et GDF sont transformés en sociétés anonymes, lèvent des capitaux sur les marchés financiers internationaux et s’internationalisent. La totalité du marché, soit près de 450 TWh, est ouverte à la concurrence depuis le 1er juillet 2007. Cependant, dans le cas particulier de l’énergie nucléaire, les normes comptables en vigueur (IAS 37 et CRS 2000 pour la France) se révèlent peu adaptées.

En effet, selon ces normes : « Un passif n’est pas comptabilisé dans les cas exceptionnels où le montant de l’obligation ne peut être évalué avec une fiabilité suffisante ». Il en résulte que le risque nucléaire n’est pas correctement pris en compte par ce système comptable conçu pour favoriser la rémunération des actionnaires et la perception par les États de l’impôt sur les bénéfices des sociétés. La prudence des comptables engendre une imprudence technique qui consiste à reporter sur les générations futures les coûts lointains dont on ignore le montant.

Dans le cas particulier de l’énergie nucléaire, l’assurance contre les accidents prend une forme particulière et problématique. S’il existe des conventions internationales (Paris et Vienne), les valeurs plafonds de dédommagement par l’opérateur varient au fil du temps et selon les états. En France, en 2012, elles sont limitées à 700 millions d’euros pour EDF et l’État français garantit 500 millions d’euros supplémentaires. C’est bien peu au regard des coûts prévus pour la catastrophe de Fukushima. Les conséquences financières d’un accident grave de réacteur ont été évaluées à 17 milliards d’euros.

Quid de la technologie nucléaire aujourd’hui ?

La promesse d’une électricité bon marché faite aux Français au début des années 1970 fut tenue jusqu’en 2012. Mais n’était-elle pas en réalité le report sur les générations futures de coûts cachés ? Ce report n’a été possible que parce que l’évaluation économique du programme était biaisée ; les risques d’accident sous-estimés ; le débat démocratique étouffé. Confondant le rôle des grandes entreprises publiques avec celui de l’État, des dirigeants politiques de droite comme de gauche ont organisé une irresponsabilité financière des opérateurs qui a contribué à entretenir un aveuglement collectif sur les coûts cachés. Dans le même temps, d’autres pays faisaient preuve de plus de vigilance et se désengageaient à temps.

La technologie nucléaire française est-elle remarquable ? Oui. Elle est même exceptionnelle du point de vue comptable. Sa principale caractéristique sociotechnique est de reporter les coûts dans un avenir tellement lointain et incertain qu’ils ne sont pas inscrits dans les comptes ce qui permet, à court terme, de faire de belles promesses, de pratiquer des tarifs compétitifs, d’offrir des conditions de travail confortable au personnel et de verser des gros dividendes à l’État actionnaire. Gare au mistigri !

La dégradation des comptes des entreprises du nucléaire n’est plus une menace, c’est un fait. L’État n’aura d’autre choix que de recapitaliser ces entreprises. Cet apport d’argent public va encore une fois masquer pour un temps les difficultés, mais ce ne sera jamais assez et les citoyens finiront par payer. Que l’on continue à produire de l’électricité nucléaire ou que l’on démantèle, éviter les accidents nucléaires demandera beaucoup d’investissements, une grande compétence, et une grande rigueur dans les moindres détails de l’exécution.

Pourvu que le personnel d’EDF, d’Areva et de tous les sous-traitants tiennent le coup !

The Conversation

Michel Villette, Enseignant chercheur en Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS
, professeur de sociologie, Agro ParisTech – Université Paris-Saclay

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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