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Est-il pertinent de hiérarchiser les espèces animales ?

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Les humains peuvent-ils se permettre de jouer à classer les espèces animales ?
Ii Tzuni/Unsplash, CC BY-SA

Bernard GODELLE, Université de Montpellier; Cécile Huchard, Université de Lorraine et Elise Huchard, Université de Montpellier

Le mot spécisme, proposé par le psychologue britannique Ryder (1970) et repris par le philosophe australien Peter Singer dans son best-seller Libération animale (1975), désigne le fait de traiter différemment des individus sur la base d’un critère arbitraire (l’espèce) plutôt qu’objectif (sensibilité à la douleur ou capacité à éprouver des émotions).

Le spéciste, par un biais anthropocentrique dans la définition du statut moral des espèces, accorde plus de considération morale à l’homme, ou par exemple aux animaux de compagnie qu’aux animaux de rente (ou animaux de production comme les bovins) ou aux « nuisibles ». Ce terme, à dessein polémique, fait écho au racisme ou au sexisme et aux combats des minorités contre les inégalités.

Le spécisme est-il biologiquement pertinent ?

La biologie naissante a hérité d’un anthropocentrisme philosophique et religieux ancien. Dès l’antiquité, Aristote institue une hiérarchie entre espèces, avec une nette frontière biologique et morale entre hommes et animaux. Parallèlement, les religions juive et chrétienne justifient la prééminence de l’homme, « roi de la Création » et « image de Dieu », sur les animaux, créés pour le nourrir et le servir.

La philosophie occidentale ajoute un argumentaire rationnel, culminant avec la théorie de l’animal-machine proposée par Descartes au XVIIe siècle. Les animaux sont vus comme des automates sophistiqués (miroir de l’époque), des « corps » pesants, matériels, dénués d’une âme immatérielle et immortelle, et des émotions propres à l’homme. En réponse à leurs détracteurs accordant, comme d’ailleurs l’Église de l’époque, une « âme sensitive » aux animaux, les cartésiens avancent que l’animal paraît mû par des désirs et des ressentis car il répond de façon programmée à un stimulus, comme une mécanique complexe créée par Dieu. La vision cartésienne s’inscrit dans une philosophie humaniste anthropocentriste marquant les cultures contemporaines des sociétés occidentales, en particulier en France.

Aux XVIIIe et XIXe siècles, les naturalistes construisent une classification biologique des espèces. L’évolutionnisme anthropologique se développe dans la foulée : il hiérarchise les sociétés, des plus « primitives » aux sociétés occidentales. L’échelle des espèces et des sociétés se voit conférer dimension historique et caution scientifique, dans une vision très téléologique : l’homme occidental est le couronnement de leur évolution. Les sciences montrent ainsi leur perméabilité aux idéologies dominantes.

Haeckel, qui adhère à une vision hiérarchique des races humaines, construit une synthèse brillante et complète de la biologie, avec des échelles des êtres partout : dans le registre fossile, les stades de développement (de l’œuf à l’adulte) et les milieux de vie (de l’eau à la terre ferme). Au cours de l’évolution, les êtres vivants se complexifient, s’adaptant à des milieux de plus en plus difficiles. Cette vision hiérarchique dominera jusqu’à la révolution méthodologique de la systématique phylogénétique (seconde moitié du XXe siècle).

Darwin, au contraire, précurseur des sciences modernes et inspirateur de Haeckel, propose à la fin du XIXe siècle sa théorie de l’évolution en rupture profonde avec l’idéologie anthropocentriste téléologique dominante et ses supports historiques, religieux et philosophiques. La sélection naturelle, processus aveugle et non-orienté, avantage les organismes les mieux adaptés à leur environnement, qui remplacent progressivement les autres. Sa vision est donc continuiste.

Tous les animaux ont un ancêtre commun et ont évolué pendant la même durée depuis cet ancêtre commun. Plus de hiérarchie : la diversité des espèces provient d’adaptations à des environnements variés, et ne peut être représentée sur un axe ascendant : l’homme se cache dans un buisson foisonnant. L’hominisation même (on le sait aujourd’hui) n’est plus une progression vers l’homme moderne : Homo sapiens sapiens n’est qu’une branche, demeurée seule, d’un bouquet d’espèces aux capacités comparables. Pour Darwin, il n’y a que des différences de degré, et non de nature, entre hommes et animaux, y compris pour leurs capacités cognitives.

De leur côté, les sciences du comportement animal développent au XXe siècle une vision déterministe, influencée par la psychologie comparative. Le behaviorisme fait abstraction des états mentaux, à travers un modèle stimulus-réponse. Son approche est strictement expérimentale, dans l’environnement contrôlé des laboratoires, sur des organismes modèles (rats, pigeons).

Par contraste,l’éthologie, sous l’impulsion de Konrad Lorenz, cherche à comprendre comment les comportements permettent de s’adapter au milieu en les observant in natura. Mais on reste d’abord dans une conception déterministe : les gènes dictent les comportements via l’instinct, concept un peu opaque aux définitions multiples désignant la part héréditaire et innée des comportements.

Ces deux approches ont aujourd’hui échangé des concepts et des méthodes, et ont accumulé des découvertes incompatibles avec un déterminisme instinctif des comportements : comportements culturels, innovations, formes élaborées de communication référentielle (une vocalisation désigne un objet), formes simples de syntaxe, formes sophistiquées de coopération, stratégies rationnelles et intentionnelles permettent aux animaux de naviguer dans un paysage social complexe et dynamique (alliances, amitiés stables, trahisons).

La sentience pour tous

Les derniers travaux sur les capacités cognitives et les états émotionnels révèlent l’existence de sentience (capacité à ressentir des sensations et des émotions) chez tous les vertébrés et même certains invertébrés (tels que le poulpe par exemple), et de formes beaucoup plus élaborées de conscience de soi et des autres, notamment d’empathie, chez de nombreux vertébrés supérieurs.

Étude de Bartal et coll. 2011 montrant la propension des rats à libérer un congénère pris au piège.

La complexité des émotions et les contrastes de personnalités (détectables même entre étoiles de mer) montrent la dimension subjective des esprits animaux et la singularité des individualités. D’objets anonymes, interchangeables au sein d’une espèce, ils deviennent des sujets singuliers animés d’émotions, d’intentions et d’intérêts.

Les sciences du comportement animal ont contribué à brouiller les limites entre nature et culture, entre instinct et rationalité, ou entre animaux-objets et humains-sujets. Mais on évalue encore trop souvent les capacités animales par rapport aux nôtres, notamment en vulgarisation, ce qui entretient l’idée de hiérarchie. Ce biais s’amenuise devant la reconnaissance croissante de l’altérité des capacités cognitives et de la diversité des formes d’intelligence. Certaines espèces montrent en effet des capacités supérieures aux nôtres pour des tâches complexes comme l’orientation spatiale ou la mémoire immédiate.

Les performances du chimpanzé Ayumu dans le traitement d’informations numériques et chiffrées.

Nos approches scientifiques sont assez mal préparées pour appréhender cette diversité d’aptitudes, car l’homme reste toujours celui qui parle, classifie et théorise, il lui faut donc beaucoup d’objectivité et d’ouverture d’esprit pour renoncer à son statut de référence absolue.

The ConversationLa lecture biologique de la nature ne fournit ni justification scientifique ni guide moral d’une différence qualitative entre homme et animal, laissant toute latitude pour construire une éthique sans préjugés. Le modèle d’une hiérarchie entre espèces est non seulement faux, mais aussi dangereux : c’est par la reprise d’arguments ou de concepts semblables qu’il est possible de déshumaniser une partie de l’humanité, comme cela s’est vu plusieurs fois au cours de l’Histoire.

Bernard GODELLE, Professeur Biologie Evolutive, Université de Montpellier; Cécile Huchard, Maître de conférences, Université de Lorraine et Elise Huchard, Chargée de recherche au CNRS, Université de Montpellier

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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