Hugo Melchior, Université Rennes 2
Les semaines se succèdent, la période des partiels est censée avoir commencé, mais le retour à la normale dans un certain nombre d’établissements universitaires français est toujours remis au lendemain, et cela au grand dam des présidents d’université, d’enseignants et d’étudiants aspirant au rétablissement de l’ordre universitaire afin que les examens du second semestre puissent se tenir dans des conditions satisfaisantes.
Cela fait maintenant plus d’un mois que le mouvement des étudiants contre la loi ORE s’est rendu incontournable dans le champ médiatique. Cette réforme est accusée par ses détracteurs, sous couvert d’aider à l’orientation des primo-étudiants afin de remédier au supposé faible taux de réussite en premier cycle, d’institutionnaliser une « sélection en amont » à l’entrée de l’Université publique. Or, celle-ci doit demeurer, selon eux, un « sanctuaire » dans cette « société du concours », c’est-à-dire rester pleinement ouverte à la jeunesse populaire qui est toujours sous-représentée à l’Université par rapport aux enfants de cadres, et cela en dépit du processus de démocratisation engagée depuis les années 1960.
Pour bénéficier de cette forte exposition médiatique, il aura fallu que les étudiants protestataires fassent ce qu’ils n’avaient pas réussi à accomplir depuis le mois de novembre 2017 au moment où se tinrent les premières assemblées générales d’étudiants (AG) : la suspension des enseignements dans un nombre suffisamment important d’universités. Autrement dit, atteindre un seuil critique à partir duquel il n’était plus possible de ne pas prendre au sérieux ce qui était en train de se jouer dans le champ universitaire.
Pourtant, un paradoxe saute aux yeux quand on s’emploie à analyser de façon concrète l’état du mouvement actuel : la multitude d’AG, les « grèves actives » ne se sont pas traduites jusqu’à présent par un mouvement de masse dans l’espace public.
Cette situation problématique pour les opposants à cette réforme n’est pas inédite. Elle peut rappeler, même si les contextes sont différents, la mobilisation de l’automne 2007 lorsque des étudiants, des lycéens et des enseignants-chercheurs décidèrent d’agir ensemble contre la loi cadre LRU. Celle-ci était une promesse du candidat Nicolas Sarkozy et visait à imposer un nouveau paradigme à l’Université française, celui de l’autonomie.
Une montée impétueuse de la contestation étudiante ?
En dehors de Toulouse-Jean Jaurès où la « grève avec blocage » avait été votée dès la fin janvier pour protester à la fois contre ladite « sélection » et le projet de fusion avec deux autres établissements, l’Université de Poitiers bloquée le 27 février, et l’Université Rennes 2 bloquée ponctuellement lors des journées de manifestation (1er, 6, 15 février), les étudiants contestataires demeuraient relativement inaudibles, sinon invisibles. Malgré les efforts entêtés des équipes militantes issues des gauches politiques et syndicales (NPA, France insoumise, UNEF, Jeunes communistes, Alternative libertaire, Solidaires étudiant·e·s, Lutte ouvrière), la contestation étudiante ne paraissait pas vouloir sortir de son lit.
Pour ce faire, il aura fallu que survienne un événement fortuit le soir même de la journée d’action réussie des fonctionnaires, le 22 mars 2018 : les violences physiques perpétrées dans la faculté de droit et de sciences politiques de Montpellier à l’endroit d’étudiants protestataires par des militants nationalistes ayant pour objectif revendiqué de suppléer la « carence des pouvoirs publics démissionnaires ». Très médiatisées, ces violences commises avec la bénédiction du doyen atteignirent la « dignité étudiante ». Elles suscitèrent en réaction une vive émotion chez de nombreux étudiants, mais aussi enseignants, qui se rendirent disponibles pour se mobiliser contre la loi ORE.
Il s’agit là du moment tournant dans l’histoire de la mobilisation contre la loi ORE. Un mois plus tard, ce sont une bonne dizaine d’universités qui se trouvent concernées, bien que de façon différenciée, par des « grèves avec blocage », c’est-à-dire par la suspension des enseignements par les étudiants eux-mêmes et l’appropriation politique des locaux. Cette dernière est susceptible de permettre le développement de nouvelles sociabilités, de nouveaux rapports entre enseignants et enseignés, comme on l’avait déjà vu à une grande échelle en 2009 à la faveur du mouvement des étudiants et des universitaires baptisé « Printemps des chaises ».
Ces grèves, remettant en cause le cours normal de la vie universitaire, sont soutenues pratiquement et publiquement par de nombreux enseignants, mais aussi par des membres du personnel administratif, refusant de consentir à une réforme appréhendée comme une nouvelle étape dans le processus de « destruction de l’Université française ». Le recours à la force publique contre les foyers de contestation fait, quand à lui, l’objet de multiples condamnations.
Si le déploiement de la grève à l’échelle du pays n’est pas comparable avec ce qui était advenu lors de mouvements étudiants antérieurs (1986, 2006, 2007, 2009), cette extension inattendue, survenant alors que la loi ORE promulguée risquait d’apparaître comme un fait acquis, démontre que, loin de se réduire à « quelques professionnels du désordre », la mobilisation a connu une tendance à la hausse, changeant ainsi de dimension au cours des dernières semaines.
Ainsi, par rapport au mouvement contre la loi travail au printemps 2016, est-on parvenu à un niveau d’insubordination bien plus élevé. Alors que les AG en 2016 ne dépassèrent que rarement les 200 personnes, un certain nombre d’entre elles réussissent cette année à atteindre des niveaux d’affluence qu’on n’avait plus connus depuis la mobilisation contre la réforme des retraites à l’automne 2010, et parfois depuis plus d’une décennie. C’est-à-dire depuis 2006 lors de la mobilisation historique des jeunesses scolarisées contre le Contrat Premier Embauche (CPE) et la Loi « Égalité des chances ».
Ce fut le cas notamment à Rennes 2, université populaire dépositaire d’une longue tradition revendicative, où près de 4 500 personnes se rassemblèrent, le lundi 16 avril, pour décider à une large majorité de la reconduction de la « grève avec blocage » jusqu’au 30 avril.
Où sont « les masses contestataires » ?
Depuis le début de la mobilisation, et c’est ce qui constitue un paradoxe remarquable, les rues des villes universitaires sont demeurées, sinon désertes, en tout cas vierges de toutes manifestations de masse comparables à celles survenues lors des mouvements étudiants victorieux que ce soit en 1986 (Devaquet), 1994 (CIP) ou 2006 (CPE).
Au mois de février, de mars, mais aussi d’avril, en dépit des AG plus ou moins massives selon les universités et de la multiplication des blocages de sites, le nombre de manifestants n’a eu de cesse de se caractériser par sa petitesse.
Le mardi 10 avril, dernière journée nationale de mobilisation contre la loi ORE, ils n’étaient que 1 500 à manifester à Paris, 1 200 à Nantes, 150 à Nice, 300 à Lille, c’est-à-dire qu’ils étaient encore moins à défiler par rapport à ce qui se donnait à voir au mois de février (13 000 manifestants dans toute la France le 6 février, à peine davantage le 15 février). Aucun grand bon en avant n’aura donc été constaté au cours des deux derniers mois, aucune démonstration de force.
Facteur aggravant de cette faible mobilisation des opposants, les lycéens ne se sont toujours pas mis en mouvement, contrairement à 1986 et à 2006 où leur implication irrésistible aux côtés des étudiants contestataires avait été ô combien décisive pour rendre la situation politiquement intenable pour les décideurs politiques qui finirent par négocier les conditions de leur défaite.
Les 2,2 millions de lycéens, toutes filières confondues, sont pourtant les premiers concernés par cette loi modifiant les conditions d’accès aux filières universitaires généralistes dont le code de l’éducation consacrait, avant sa modification au mois de mars de cette année, le caractère « libre », c’est-à-dire le fait qu’elles puissent être intégrées sans autre prérequis, sans autre attendu que l’obtention d’un des trois baccalauréats.
Ainsi, loin d’être montés en première ligne, les futurs bacheliers se tiennent-ils toujours à l’écart de la contestation, malgré quelques frémissements relevés ici ou là, comme à Tours. Il n’en demeure pas moins que la mobilisation relativement importante des lycéens tourangeaux (2 000 à 3 000 les 14 et 20 avril) fait pour le moment davantage office d’exception que de règle à l’échelle du territoire national.
Le précédent de l’automne 2007 : la mobilisation anti-LRU
Avec les interventions policières pour évacuer des sites universitaires bloqués (Paris 1-Tolbiac, Grenoble, Bordeaux, Dijon, Montpellier 3, Lyon 2), le soutien accordé à cette réforme par la quasi-totalité des présidents d’université, en dehors de six d’entre eux qui ont décidé de rompre à leur tour le consensus autour de cette réforme, et la mobilisation concomitante des cheminots, la situation présente tend à rappeler celle de l’automne 2007.
À cette époque, alors que les cheminots et les salariés de la RATP s’étaient engagés dans une grève unitaire contre la réforme des régimes spéciaux de retraite porté par le Ministre du travail Xavier Bertrand, et que des centaines de milliers de fonctionnaires manifestaient le 20 novembre 2007 pour la défense de l’emploi public, des milliers d’étudiants et lycéens se mobilisèrent contre la LRU promulguée dès le 10 août 2007, le Président Nicolas Sarkozy en ayant fait une de ses priorités.
Pendant les mois d’octobre et de novembre 2007, une quarantaine d’universités furent concernées non seulement par des AG massives, mais également par des « grèves actives ». De plus, comme on a pu le voir dans plusieurs universités ces dernières semaines (Toulouse-Jean Jaurès, Paris 1-Tolbiac, Paris 8), des étudiants et des enseignants contestataires travaillèrent aux jointures avec des cheminots en grève. L’objectif était de permettre à ceux qui ne se fréquentent pas habituellement de ne pas demeurer dans leurs espaces séparés, mais de créer des liaisons sur le modèle des « rencontres improbables » de mai-juin 1968.
Par ailleurs, à l’instar de la loi ORE, la LRU fut soutenue par la Conférence des Président d’Université dont le président, Jean‑Pierre Finance, considérait qu’elle constituait « une véritable loi de décentralisation avec le transfert aux universités de différentes responsabilités jusqu’ici exercées par l’État ». Enfin, on assista à pas moins de vingt interventions policières pour mettre fin aux occupations de locaux et rétablir la normalité universitaire partout où cela était jugé nécessaire.
En dépit de ces mouvements de grève largement médiatisés, jamais les étudiants et les lycéens n’en vinrent en 2007 à exprimer en masse dans l’espace public leur opposition à cette réforme. Pour ne prendre qu’un exemple : la plus grosse manifestation à Rennes, une des villes les plus mobilisées, ne rassembla que 2 500 étudiants et lycéens le 8 novembre 2007. On était loin des 10 000 étudiants et lycéens ayant défilé le 7 février 2006 contre le CPE, c’est-à-dire dès la première journée nationale de mobilisation qui rassembla 300 000 jeunes gens partout en France.
Ce même jour, d’autres manifestations toutes aussi confidentielles eurent lieu respectivement à Paris (un millier de personnes), Lille (2 000), Toulouse (1 000), Perpignan (1 000), Aix-en-Provence (300-400), Caen (600). Cette distorsion entre le nombre de facultés dont le bon fonctionnement fut perturbé et le nombre de manifestants ne fut jamais dépassé, et les milliers d’opposants échouèrent en définitive à contraindre le gouvernement de droite néolibéral à abroger la loi LRU qui demeure paradigmatique une décennie plus tard.
Et maintenant, que peut-il se passer ?
Concernant la mobilisation en cours, on pourrait taire cette absence envahissante des « masses contestataires » extra-muros au lieu de mettre le problème sur le tapis. Pourtant, si « la petitesse n’est jamais la preuve de l’inanité d’une cause », comme le postulait le théoricien Daniel Bensaid, cette réalité empirique, à savoir le non élargissement de la base contestataire se donnant à voir dans l’espace public, rend pour le moment chimérique l’espoir de voir abroger la loi ORE, alors que le Président de la République Emmanuel Macron a réaffirmé qu’il entendait ne rien céder.
Il faudra en passer par des manifestations massives de rue, car elles demeurent la condition nécessaire, sinon suffisante, pour espérer à un moment donné entraver les desseins d’un gouvernement déterminé. Aucun mouvement des jeunesses scolarisées n’a jamais réussi à triompher d’un pouvoir d’Etat sans être parvenu à faire descendre dans la sphère partagée des centaines de milliers de jeunes gens.
Dans ces conditions, le mois de mai sera décisif : alors que les étudiants mobilisés vont se retrouver confrontés à la tenue des partiels et à la contrainte de leur propre calendrier de vie (travail d’été, fin de location de leur appartement), les lycéens vont-ils passer de l’attentisme à l’agir ensemble contre la loi ORE ? Autrement dit, va-t-on assister à une déferlante lycéenne dans les prochaines semaines, c’est-à-dire en plein mois de mai, ce qui constituerait une première depuis 1968 ?
Pour ce faire, l’Union nationale lycéenne-Syndicale et Démocratique appelle, à partir du 30 avril, à « une semaine de la Révolte lycéenne », malgré un calendrier serré qui, avec le temps accordé aux révisions, risque de brider l’action collective des 650 000 lycéens de terminale soucieux de décrocher leur baccalauréat. Qu’en sera-t-il des centaines de milliers d’élèves de seconde et de première, soumis à un sentiment d’urgence moins fort ? Faudra-t-il a contrario attendre la prochaine rentrée scolaire, à partir de septembre 2018, pour assister, peut-être, à une crise du consentement de la part des lycéens, une fois qu’il aura été possible de dresser un bilan critique de la première session de Parcoursup ? En ce sens, la loi ORE s’avérera-t-elle être une bombe à retardement pour le pouvoir ?
En 1986, l’irruption lycéenne, joyeuse et déterminée, était intervenue à partir du lundi 24 novembre, alors qu’il ne s’était pour ainsi dire rien passé dans les lycées jusque là, et que le projet de réforme Devaquet avait été adopté par les sénateurs à la fin du mois d’octobre sans coup férir. Le gouvernement dirigé par Jacques Chirac pensait-il sans doute à ce moment précis que la réforme était déjà un fait acquis, avant même son adoption par l’Assemblée nationale ?
Or, il n’aura pas fallu attendre dix jours pour que 800 000 lycéens et étudiants descendent dans les rues à Paris et en province. Nous étions le jeudi 4 décembre 1986. Il s’agissait là de la plus massive mobilisation des jeunesses scolarisées de toute l’histoire sociale contemporaine, supérieure aux manifestations exceptionnelles de mars et d’avril 1973 contre la loi Debré supprimant les sursis militaires pour les étudiants.
L’évocation de ce mouvement étudiant et lycéen permet de rappeler que les chemins de l’histoire ne sont jamais balisés, que des bifurcations demeurent possibles, en dépit du champ des contraintes et des pesanteurs du temps présent, et qu’un événement fortuit, susceptible d’engendrer en réaction une vive émotion et a fortiori une « levée en masse », peut toujours advenir. Aussi, il nous faut rester prudent quant à l’évolution à court et à moyen terme du mouvement anti-loi ORE, tout en gardant à l’esprit que « nous reconnaissons notre vieille amie, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement ».
Hugo Melchior, Doctorant en histoire politique contemporaine, Université Rennes 2
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.