Charles Hadji, Université Grenoble Alpes
Le refus de toute sélection est au cœur du mouvement de contestation de la loi ORE (loi Vidal), qui a conduit au « blocage » de plusieurs universités. Pour les étudiants « bloqueurs », la cause est entendue : la sélection à l’entrée de l’université est, par nature, antidémocratique.
Cette façon de voir les choses résiste-t-elle à un examen dépassionné et non-partisan de ce qui fait problème en la matière ? Elle souffre, selon nous, d’une triple faiblesse : diaboliser une pratique qui ne mérite pas cette indignité ; abandonner au mal que l’on prétend combattre une bonne moitié des étudiants ; reposer sur une conception inadéquate, car incomplète, du droit à l’éducation.
Vade retro, Satana : une diabolisation contradictoire
La sélection tiendrait-elle de la peste, ou du cancer ? Est-elle, pire encore, de l’ordre du Mal ? On pourrait le penser, à voir la façon dont elle est condamnée a priori, comme si l’on était effrayé par la seule évocation de son nom.
On lui confère alors un statut semblable à celui de la peste, ce mal que, selon La Fontaine, l’on se résout difficilement à « appeler par son nom » : « Un mal qui répand la terreur,/Mal que le ciel en sa fureur/Inventa pour punir les crimes de la terre ». Ou encore à celui du cancer : « Ce mal mystérieux dont on cache le nom », comme l’a chanté Brassens.
Il faut observer que la peur a gagné aussi le camp de ceux qui estiment raisonnable de faire une (petite) place à la sélection dans l’accès à l’université. Car, comme le dirait encore Brassens, si la chose ne les gêne pas, le mot doit leur répugner, puisqu’ils se feraient tuer sur place plutôt que de reconnaître que l’orientation « active » ou « personnalisée », et a fortiori « prescriptive » (Beaud et coll., Le Monde 2017) va bien de pair, sauf à faire le postulat d’une harmonie préétablie, avec une sélection intervenant à des moments « charnières » du cursus.
C’est alors le terme de « filtrage », ou de tri, qui peut faire peur. Les « insoumis » dénoncent un « tri sélectif ». On trie des ordures ménagères. Mais des migrants ? Ou des étudiants ? Peut-on les traiter comme des choses ? Il faut regarder la réalité en face : il y a dans toute évaluation certificative une prise de décision.
On valide, ou non, une année, un cycle de travail. On accorde, ou non, un diplôme. On sépare ainsi le public des candidats en deux catégories, en discriminant (distinguant), les reçus, et les « collés ». Quand le fait d’être reçu confère un droit à bénéficier d’un parcours ou d’une formation définis, cela s’appelle « sélection ».
De ce point de vue, comme le faisait observer un précédent secrétaire d’État à l’enseignement supérieur, la sélection « existe déjà : c’est le bac ». « Pas besoin d’en rajouter », ajoutait-il ! La diabolisation de toute sélection supplémentaire repose donc en fait sur la reconnaissance et l’acceptation de la fonction sélective du bac. La diabolisation de celle-là va de pair avec la sanctification de celle-ci. De quoi perdre son latin…
Cachez cette sélection que je ne saurais voir là-haut, pour que je puisse mieux l’interdire ici…
Ce que refusent les étudiants « bloqueurs », c’est donc toute sélection qui viendrait s’ajouter à la sélection initiale opérée par le bac. On fait alors comme si cette sélection initiale était judicieuse et pertinente, en faisant l’économie d’un examen critique de cette pertinence. On accorde sans discussion que « le » bac (tout bac, quel qu’il soit), sélectionne de façon judicieuse les étudiants dignes de poursuivre des études supérieures, quelles qu’elles soient.
On accepte alors une double fiction. Celle de l’existence d’« un » bac, alors qu’à l’évidence il y a une pluralité de bacs différents, qui, ne sanctionnant pas les mêmes compétences, ne préparent pas de façon égale à l’ensemble des futurs parcours ultérieurs possibles. Et celle du lycéen devenu prêt (préparé) à tout grâce à son bac, alors que le simple bon sens devrait faire reconnaître qu’une « orientation sélective » s’est déjà exercée tout au long des études, au collège, puis surtout au lycée, où l’on a suivi des « formations » spécifiques depuis la classe de seconde !
Et surtout, comment ne pas voir que le refus de toute « sélection » qui aurait simplement pour fonction de prendre en compte les caractéristiques des parcours individuels, et de leurs effets en termes de construction différenciée de compétences, s’accompagne d’une cécité, signifiant acceptation, pour la sélection qui opère massivement dans une bonne moitié du système d’enseignement supérieur ?
Comment être aveugle au fait que le système d’enseignement supérieur est à deux vitesses.
D’un côté, des universités ouvertes à tous, où l’on refuse par principe toute sélection, qui permettrait de tenir compte de la réalité des compétences construites, lesquelles peuvent correspondre (ou non) à des prérequis exigés pour la réussite dans tel ou tel parcours.
De l’autre, des grandes écoles, des écoles de commerce, des facultés de médecine, voire des IUT ou des classes de BTS, dans un espace ultrasélectif où, pour l’essentiel, s’opère la reproduction des élites.
Système totalement déséquilibré, où le refus de la sélection, d’un côté, est comme le gage de l’acceptation de l’hypersélection reproductrice, de l’autre. Quand on pense que certains prétendent travailler ainsi à la démocratisation de l’enseignement, n’y a-t-il pas de quoi pleurer ?
Mais qui a vraiment droit à quoi ?
Les adversaires de la sélection (qui veulent l’interdire à l’université, mais pas dans les sites de reproduction des élites !) font valoir le droit de tout français bachelier à des études longues. N’ont-ils pas raison ? Au nom de quoi interdire à certains de s’engager dans de telles études ?
Mais tout bachelier a-t-il le droit de s’engager dans des études de son choix, quand bien même son parcours précèdent donnerait toutes les raisons de craindre un échec éminemment prévisible ? Après tout, pourquoi pas.
Comme le disait Descartes, dans une lettre à Mersenne du 27 mai 1641
« il nous est toujours libre de nous empêcher de poursuivre un bien qui nous est clairement connu, ou d’admettre une vérité évidente, pourvu seulement que nous pensions que c’est un bien de témoigner par là la liberté de notre franc arbitre. »
Toutefois, et déférence gardée envers Descartes, nous pensons que ce que l’on est en droit d’exiger de l’État républicain en matière d’études correspond non pas à un seul, mais à deux droits :
- Droit à l’éducation : c’est le droit de bénéficier, du moins jusqu’à la fin de la période de scolarité obligatoire, de pratiques, en particulier d’enseignement, qui permettent de développer les potentialités offertes par les « universaux anthropologiques », propres à tous les êtres humains : pouvoirs d’apprendre, de comprendre, d’agir, de parler, de grandir dans une communauté, d’adopter des conventions sociales, etc. (Hadji, 1992, p. 77)
- Droit à la formation : c’est le droit de construire un bagage minimal de connaissances et de compétences pouvant donner accès au monde du travail. C’est le droit d’acquérir une ou des qualifications, nécessaires à l’exercice d’un métier.
Plutôt que de militer pour le droit qu’aurait n’importe quel bachelier à entrer n’importe où dans n’importe quel cursus universitaire sans que l’on tienne compte de ses acquis antérieurs, ne serait-il pas beaucoup plus utile et intelligent d’exiger le respect du droit à la formation, que des études techniques, ou suivant la voie de l’apprentissage, ou de l’alternance, peuvent aussi bien, sinon mieux, satisfaire ? Ne faudrait-il pas aussi dépasser le paradoxe de l’existence de filières sélectives d’enseignement supérieur court (IUT, BTS), venant concurrencer des filières longues, et totalement non sélectives ?
N’est-ce pas dans le combat pour la qualification, plutôt que dans celui pour le blocage et la paralysie des institutions d’enseignement universitaire, que chacun pourra exprimer le mieux son courage et sa lucidité ?
Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.