Charles Hadji, Université Grenoble Alpes
Pour Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, la gestion de l’admission des élèves à l’université après le bac se traduit cette année par un « énorme gâchis ». Les dysfonctionnements de la plate-forme informatique d’Admission post-bac (APB) montrent les limites d’« un système à bout de souffle », toujours selon les mots de la ministre, repris par les syndicats étudiants.
L’obligation éducative : un défi pour la République
Il est donc urgent de se pencher sur le « système » en question. Pour voir, au-delà de la question finalement secondaire de la pertinence de l’algorithme, de quel problème ce « système » est censé être la solution. Le problème à résoudre est donc le suivant : comment concilier des aspirations individuelles avec un système de places ?
Du point de vue de ses obligations éducatives, la République se trouve placée devant une exigence qui relève du défi : donner à tous les élèves sortant du lycée une chance d’accéder à l’enseignement supérieur. Il s’agit de concilier d’une façon satisfaisante des aspirations individuelles, se traduisant par le choix d’une filière universitaire, avec le système de places qu’offre le système universitaire, tel qu’il est actuellement organisé.
Le problème se pose d’une façon évidente à partir du moment où le nombre total de places disponibles est inférieur au nombre total de lycéens candidats à l’université. Ce qui n’est pas actuellement le cas. La pression démographique (plus 30 000 étudiants par an depuis trois ans ; plus 40 000 attendus l’an prochain) peut toutefois faire tendre vers cette limite.
De plus, il existe un problème contemporain, lorsque les capacités d’accueil de certaines licences se révèlent nettement insuffisantes par rapport au nombre d’étudiants qu’elles attirent.
Six solutions envisageables
Que le problème soit général (touchant l’ensemble du système de places) ou local (ne touchant que des licences spécifiques), que faire en cas de tension ? Six grandes solutions paraissent envisageables.
- Augmenter de façon très importante le nombre de places offertes dans toutes les filières, de façon à faire disparaître la possibilité même d’un « engorgement » local. Mais la nation peut-elle se permettre un tel effort, avec le risque d’offrir des places superfétatoires ?
- Se contenter d’augmenter uniformément, mais avec parcimonie (contexte budgétaire oblige), le nombre de places offertes par le système, en espérant que chacun finira bien par trouver sa place. C’est, semble-t-il, la solution qu’ont préférée les décideurs jusqu’à présent. Mais celle-ci n’est-elle pas frileuse, sans ambition, et toujours précaire ?
- Augmenter systématiquement le nombre de places offertes dans les licences en tension. Mais, outre le fait que cela revient à privilégier des filières que leur seul intérêt scientifique et formatif ne prédispose pas nécessairement à un tel traitement, une gestion en dents de scie n’est guère satisfaisante pour l’esprit.
- En cas de tension (locale) ingérable, organiser un tirage au sort. Cette solution de désespoir, hélas mise en œuvre aujourd’hui, n’est-elle pas à l’évidence synonyme d’injustice ?
- Organiser des concours d’entrée dans les licences en tension, un peu à l’image de ce qui se fait en médecine. Cette solution aurait le mérite de faire prévaloir les « compétences » des candidats, en minimisant les risques d’échec futur. Mais avec tous les aléas d’une épreuve ponctuelle et le formalisme discutable de tout concours de recrutement. Sans oublier la dimension discutable d’une sélection aussi brutalement pratiquée !
- Organiser ce que l’on pourrait appeler une « orientation sélective », en informant les lycéens, en amont, des exigences propres aux licences qui pourraient les intéresser (exigences pouvant être exprimées en termes de prérequis) ; tout en donnant aux enseignants-chercheurs des filières universitaires le dernier mot pour la décision d’admission. Celle-ci ne reposerait plus alors sur le travail mécanique d’un algorithme ; mais sur un jugement porté par des êtres humains sur les chances d’adéquation entre un parcours scolaire antérieur, et un possible parcours futur de formation. Dans l’espoir de maximiser les chances de réussite.
Chacun jugera de la pertinence de ces solutions. Mais chacun ne devrait-il pas reconnaître que la solution 6 de l’« orientation sélective » est celle qui offre le plus de garanties du point de vue de la justice et de l’efficacité ?
Un devoir et un droit à clarifier d’urgence
N’allons-nous toutefois pas trop vite en besogne en qualifiant de « juste » cette dernière solution ? La justice ne voudrait-elle pas que chaque lycéen trouve une affectation conforme à ses aspirations individuelles ?
Cela contraint à clarifier ce que l’on est en droit d’exiger de l’État éducateur. Dans notre République démocratique, on peut estimer que l’État a le devoir d’agir pour que tout bachelier puisse accéder aux études supérieures, en veillant à ce que celles-ci offrent un nombre de places suffisant pour accueillir tous les postulants.
En ce sens, le baccalauréat, comme premier grade universitaire, est une clé devant assurer l’entrée dans le système universitaire de formation. Le fonctionnement du « système » repose sur cette conviction. Les lycéens sont alors fondés à dénoncer une injustice quand leur droit d’accéder aux études supérieures est bafoué.
Toutefois ce droit soulève deux questions, auxquelles il serait urgent d’apporter des réponses claires. La première est de savoir s’il implique une pleine liberté dans le choix de ses études. N’importe quel bachelier a-t-il le droit de choisir n’importe quel parcours de formation universitaire ?
Ni les classes préparatoires, ni les IUT, ni les Sections de Techniciens Supérieurs, ne fonctionnent sur ce schéma. Pourquoi devrait-il s’imposer aux seules universités ? L’absolu de la liberté ne vient-il pas buter sur les limites imposées par les capacités, ou capabilités (pour parler comme le prix Nobel Amartya Sen) des individus ?
La seconde question est de savoir si le baccalauréat confère ce qui serait une capacité automatique à s’engager dans des études, quelles qu’elles soient, avec de bonnes chances de réussite. La réussite future n’exige-t-elle pas un minimum de cohérence et d’harmonie entre un parcours scolaire et un parcours de formation ? Le souci de justice ne devrait-il pas conduire à détourner certains lycéens de filières dans lesquelles ils ont au minimum 50 % de chances d’échouer ? Bien sûr, l’échec n’est jamais certain. Mais ne doit-on pas prévenir ce risque majeur par un travail d’orientation conduisant à choisir des études offrant des chances raisonnables de réussite ?
On le voit : on ne pourra pas trouver de « bonne » solution au problème de l’entrée à l’université sans réflexion préalable et sereine sur ce que les lycéens sont vraiment en droit d’exiger. Telle est sans doute la première condition à respecter pour prévenir un futur « scénario catastrophe », et éviter un nouveau « gâchis ».
Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.