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Un grand oral au bac, est-ce inégalitaire ?

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Un grand oral au bac, est-ce inégalitaire ?
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Christophe Benzitoun, Université de Lorraine

L’humanité écrit depuis un peu plus de 5 000 ans alors qu’elle parle depuis au moins 150 000 ans (voire 300 000 ans). Cela a pour conséquence que l’apprentissage de la parole par les bébés est en grande partie automatisé. On parle d’ailleurs d’acquisition à propos de l’assimilation d’un ensemble de règles de manière inconsciente. La lecture et l’écriture, au contraire, nécessitent forcément un apprentissage explicite. Ainsi, on acquiert notre langue maternelle orale en étant dans un bain linguistique, mais on apprend notre langue maternelle écrite dans un contexte d’enseignement. Nullement besoin de cours de grammaire pour apprendre à parler.

Une parole pour apprendre

Cependant, dans les sociétés où cohabitent l’oral et l’écrit, une partie de nos productions orales émanent directement de notre connaissance de l’écrit et des capacités d’abstraction qui vont avec. Le chercheur Walter J. Ong parle, dans ce cas, d’oralité secondaire. Ainsi, une langue est composée d’un ensemble de connaissances primaires (acquises) et d’un ensemble de connaissances secondaires (apprises), même à l’oral. La nature de ces deux types de règles est profondément différente. C’est un peu comme la différence qu’il existe entre savoir marcher ou courir, d’un côté, et être champion olympique du 100 mètres, de l’autre. Et bien évidemment, ce sont ces connaissances secondaires qui doivent être enseignées à l’école et qui vont donner accès à l’oral en tant que support de réflexion et d’apprentissage.

Pendant longtemps, l’enseignement du français parlé n’a pas fait l’objet d’une attention particulière dans un contexte scolaire, en dehors de la maternelle. Cela est dû au fait que l’école a été construite principalement autour de l’enseignement de la lecture et de l’écriture. Mais aussi que l’oral est utilisé en permanence dans la classe par les élèves comme par les enseignants.

De plus, de nombreux enseignants ne sont pas forcément à l’aise avec cet OVMI (objet verbal mal identifié), comme l’appelle Jean‑François Halté, étant donné qu’il n’est pas évident de savoir ce qu’il faut enseigner ni comment l’évaluer. Cela pose également des problèmes pratiques : si une classe entière peut composer en parallèle par écrit, il est impossible de faire passer des oraux en même temps. Pour un rapide historique des recherches sur l’enseignement de l’oral, voir l’article d’Élisabeth Nonnon.

Le français parlé n’est pas le français familier

Au niveau des programmes scolaires, si on peut noter une évolution notable de la place faite à l’oral dans les derniers en date, force est de constater que des efforts restent à faire. L’écrit occupe une place aussi importante que l’oral dès l’école maternelle. Et la place du français parlé se réduit fortement dès le cours préparatoire.

De plus, l’écrit joue le rôle de référence, ce qui a pour conséquence de dévaloriser l’oral, et l’existence de spécificités de chacun des deux canaux n’est pas clairement établie. Il n’y a pas non plus de définition claire de ce qui pourrait représenter une forme normée de français parlé.

Par ailleurs, dans les manuels scolaires, le français parlé est la plupart du temps envisagé dans le chapitre des registres/niveaux de langue. Il est souvent associé au niveau familier alors que l’écrit est considéré comme soutenu ou appartenant au langage courant. Cela construit donc dans la tête des élèves une représentation négative du français parlé, que l’on conserve une fois adulte.

Cette image négative, largement diffusée dans la société française, se double de jugements de valeur dépréciatifs liés à de multiples paramètres : l’accent, les tournures grammaticales employées, le vocabulaire, etc. Ces représentations linguistiques intériorisées par une grande partie de la population, dont les enseignants, ont forcément un impact sur l’évaluation de la prestation des élèves.

Et on sait aussi, depuis les travaux de Pierre Bourdieu et Bernard Lahire, que la forme linguistique de l’école est discriminante socialement. Il existe un fossé entre les élèves qui ont déjà les codes de ces connaissances orales secondaires et les élèves qui ne les ont pas. Mais les jugements négatifs portant sur la forme peuvent également toucher des personnes dotées d’un capital social très important.

Le président de la République parle comme un enfant ?

En 2015, l’académicien Alain Finkielkraut fustigeait le langage de François Hollande en ces termes (article paru dans Le Point du 9 avril 2015) :

« Difficile d’incarner la nation quand on pratique systématiquement le redoublement du sujet. “La France, elle a des atouts.” Cette syntaxe sied aux enfants, pas au chef de l’État ».

Et cela a donné lieu à un autre article au titre évocateur « François Hollande parle-t-il comme un enfant ? ».

Or, quand on y regarde de plus près, Alain Finkielkraut lui-même emploie les tournures qu’il vilipende dans la bouche de l’ancien chef de l’État. En voici quelques exemples glanés dans la vidéo ci-dessous :

« La trame elle est un peu donnée dans le titre. »

« Alors, les propos de Nadine Morano je n’en pense rien de spécial. »

« Et Péguy c’est absolument passionnant parce que Péguy il est Dreyfusiste. »

Alain Finkielkraut dans l’émission On n’est pas couché, 3 octobre 2015.

Alors, se pourrait-il qu’un ancien chef de l’État et un académicien parlent comme des enfants ? C’est peu probable… Ces formes, considérées comme fautives, sont en réalité liées au mode de production de l’oral. Ce sont des tournures fort anciennes en français et même le célèbre académicien n’a pas conscience de les employer. On les trouve déjà dans la bouche du futur roi Louis XIII au début du XVIIe siècle (voir le journal de Jean Héroard).

Or, si un académicien et un ancien président les utilisent, il semble légitime de ne pas les considérer comme fautives quand des lycéens passant le bac en font usage. Et ces tournures sont loin d’être les seules à représenter des écarts par rapport aux formes standard de l’écrit. Il serait donc important que les enseignants disposent d’ouvrages pédagogiques de référence dressant la liste des formes régulièrement rencontrées en français parlé. Cela permettrait de les aider, tant dans les séquences d’enseignement que d’évaluation.

Une épreuve orale n’est pas plus inégalitaire qu’une épreuve écrite, mais…

Pour conclure, peut-on affirmer qu’un grand oral au bac serait plus inégalitaire qu’une épreuve écrite ? Nous ne le pensons pas. Comme l’ont montré de nombreuses études, l’écrit et l’orthographe sont en moyenne moins bien maîtrisés par les élèves issus de milieux défavorisés. La principale différence entre l’oral et l’écrit en tant que disciplines scolaires, c’est que la première fait l’objet de beaucoup moins d’attention que la seconde.

Ainsi, pour que l’oral ait une chance de devenir un vecteur de réduction des inégalités, encore faudrait-il que son apprentissage fasse l’objet d’un enseignement clairement défini en dehors de la maternelle. Il faudrait également se doter de dispositifs permettant de procéder à des évaluations aussi objectives que possible. Cela permettrait d’éviter de prendre des tournures courantes pour des constructions défaillantes, comme l’a fait Alain Finkielkraut ci-dessus.

The ConversationIl est important de décorréler la forme employée liée aux modes de production de l’oral et les capacités réflexives mises en jeu. Sans parler des aspects purement pratiques à résoudre : dans une classe de 30 élèves, le seul passage d’une épreuve de 30 minutes pour s’entraîner représente 15 heures. Le succès de ce grand oral dépendra donc des enseignements spécifiques mis en place pour préparer les élèves, des formations pour les enseignants et de son organisation pratique. Mais cela nécessitera aussi de revoir l’image du français parlé dans la société française.

Christophe Benzitoun, Maître de conférences en linguistique française, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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