Antoine Bondaz, Sciences Po – USPC
Avec l’émergence d’un coronavirus inconnu dans la mégapole de Wuhan, dans la province du Hubei, les autorités chinoises doivent gérer une crise sanitaire d’ampleur.
Responsable de près de 17 341 contaminations déclarées début février, ce nouveau virus proche du SRAS a déjà fait 361 victimes, dont 360 sur le sol chinois. Les premières données semblent indiquer qu’il se propage plus vite que le SRAS ne l’avait fait en 2003.
Dans un entretien en deux parties, Antoine Bondaz détaille pour The Conversation la stratégie mise en place par les autorités pour faire face non seulement à la crise sanitaire en cours, mais aussi à la crise politique qui pourrait en découler.
La communication des autorités chinoises a-t-elle été plus rapide qu’en 2003, lorsque l’épidémie de SRAS s’est déclarée ?
Oui. En 2003, les autorités n’ont commencé à parler de l’épidémie du SRAS qu’après la survenue des 18 premiers décès dans le pays, et surtout après que la maladie a quitté la Chine continentale pour passer à Hongkong. Les diplomates étrangers en poste au consulat de Guangzhou (Canton) avaient eu vent de nombreuses rumeurs circulant dans le Guandong à propos d’une maladie qui était en train de se propager, qui aurait été responsable de centaines de morts (ce qui n’était pas encore le cas). Une fois que Pékin a rapporté les cas à l’OMS, tout s’est enchaîné extrêmement vite.
Dans le cas du coronavirus 2019-nCoV, les autorités ont fait état à l’OMS d’un premier cas dès le 31 décembre 2019, bien avant l’enregistrement du premier décès officiel, qui date du 11 janvier. Leur réponse a donc été plus rapide. La communication des dirigeants a aussi été un peu plus rapide : le lundi 20 janvier, le président Xi Jinping demandait à ce que les cadres locaux reconnaissent la crise et s’expriment sur le nombre de cas recensés dans les provinces, dans les comtés, les préfectures, etc.
On a donc eu une mise en scène d’une communication plus rapide et plus ouverte de la Chine. Pour autant, est-ce que cela signifie que toutes les informations ont été données ?
Clairement pas. Premièrement, les autorités locales n’ont initialement pas eu l’autorisation par Pékin de communiquer sur la maladie, ce que le maire de Wuhan, Zhou Xianwang, a intelligemment rappelé. Deuxièmement, il aurait pu y avoir des cas dès la fin du mois de novembre. Ce qui expliquerait pourquoi les médecins chinois ont très rapidement, dès début janvier, eu des kits de détection à disposition : ils auraient commencé à travailler à leur mise au point dès décembre. La Chine aurait donc mobilisé en interne ses équipes de recherche bien avant de commencer à communiquer sur cette maladie. Troisièmement enfin, plusieurs médecins de Wuhan avaient tenté de prévenir la population dès la fin du mois de décembre mais ont été réduit au silence par les autorités locales pour, officiellement, « véhiculer des rumeurs ».
Ce « retard à l’allumage » a malheureusement contribué à empêcher les personnels de santé de parler ouvertement de la maladie et de sensibiliser la population sur les risques, à ralentir la réponse des autorités tant en termes de communication que de mesures de santé publiques, et donc in fine à propager le virus, y compris hors du pays.
Pourquoi une telle réticence initiale à communiquer ?
L’interview du maire de Wuhan, Zhou Xianwang, publiée fin janvier dans le Quotidien du Peuple, est importante pour comprendre ce relatif « retard à l’allumage ». Il y reconnaît que les autorités locales se sont exprimées tardivement, qu’il y a eu une sous-estimation de l’épidémie et présente ses excuses. Mais il rajoute, et c’est fondamental, qu’il n’a pas donné d’informations plus vite parce qu’il n’avait pas reçu l’autorisation de communiquer de la part des autorités centrales à Pékin.
La communication a donc été plus rapide que dans le cas du SRAS, mais la remontée de l’information et la prise de décisions a été ralentie malgré tout, du fait des spécificités du système politique chinois. En cause notamment, la double centralisation du pouvoir, dans le pays autour du parti, et dans le parti autour du secrétaire général – une double centralisation renforcée par Xi Jinping depuis son arrivée au pouvoir fin 2012. C’est lui qui prend, in fine, les décisions majeures, mais il est très difficile de faire remonter une information jusqu’à lui.
La forte centralisation politique en Chine et l’autoritarisme, qui permettent paradoxalement de mettre en œuvre certaines mesures phares de façon rapide et efficace, sont aussi les raisons majeures du manque de transparence du régime, de son échec à avoir prévenu la population du risque réel au bon moment, et donc à ne pas avoir pris plus vite des mesures visant à limiter la propagation du coronavirus. La responsabilité du Parti dans la crise est donc importante et cette question ne pourra être écartée dans les mois à venir.
La proximité des fêtes du Nouvel An chinois a également pu jouer…
Effectivement. Les autorités locales ont pu se demander si elles avaient intérêt à communiquer sur une crise locale avant l’événement de l’année. Difficile d’anticiper la réaction de la population ou du gouvernement central… Il y a très certainement eu une sous-estimation réelle non seulement de l’épidémie, mais aussi des risques liés à la maladie, ce qui a pu ralentir la remontée de l’information auprès des cadres locaux. Ce type de gestion aurait fonctionné dans le cas d’un incident sanitaire ne pouvant pas se propager. Mais l’émergence d’un nouveau coronavirus qui se dissémine extrêmement rapidement ne fait pas partie des scénarios compatibles. Ce retard à l’allumage a aujourd’hui des conséquences considérables.
Quelles sont ces conséquences ?
Les statistiques chinoises, certes imparfaites mais qui sont les seules disponibles, renseignent bien sûr la propagation du virus, province par province et préfecture par préfecture (le sous-échelon administratif des provinces). Ce qu’il est très important de souligner c’est que, quelques semaines à peine après l’annonce de l’épidémie à l’OMS, toutes les provinces sont touchées. Dans le cas du SRAS, à la fin de l’épidémie, six provinces avaient été épargnées. Cette fois, la propagation est donc allée beaucoup plus rapidement, pour de nombreuses raisons.
Tout d’abord, les infrastructures de transport du pays sont beaucoup plus développées qu’en 2003. Il est beaucoup plus facile de se déplacer en Chine aujourd’hui, notamment grâce aux 33 000 km de voies ferrées à grande vitesse (deux fois plus que dans le reste du monde réuni !). Il y a quinze ans, il y en avait… 0 ! Entre 1998 et 2018, le trafic du transport aérien en Chine a été multiplié par dix. Ce n’est pas tout : les déplacements de Chine vers le reste du monde ont églament explosé. Il y a aujourd’hui, chaque année, huit fois plus de touristes qui sortent du territoire chinois qu’en 2003 (160 millions contre 20 millions).
Ensuite, l’épidémie a émergé à Wuhan. Or cette ville de près de 11 millions d’habitants (chiffre qui atteint plusieurs dizaines de millions si on considère la mégalopole) est située à l’intersection des deux grands axes de chemin de fer que sont l’axe Pékin-Canton et l’axe Shanghai-Chengdu. On y trouve énormément de travailleurs migrants venus des campagnes alentour et des provinces voisines, qui sont moins développées. Pour ces gens, le Nouvel An constitue les seules vraies vacances de l’année, l’occasion de rentrer chez soi, de renouer avec leurs réseaux familiaux. Beaucoup de gens partent aussi à l’étranger, pour aller voir leur famille ou pour voyager. Le fait que la crise soit survenue à cette période complique beaucoup sa gestion.
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Un grand nombre de personnes a quitté de Wuhan non seulement parce qu’elles craignaient la maladie, mais aussi, bien avant la communication officielle, tout simplement pour les fêtes du Nouvel An. Une partie de ces personnes s’est retrouvée dans une multitude d’endroits situés loin des centres urbains et des grandes installations sanitaires. Cela facilite la propagation du virus au cœur des provinces chinoises et complique la tâche des autorités : aujourd’hui, des centaines d’hôpitaux doivent faire face à des cas de coronavirus.
Le système de santé se retrouve donc particulièrement sous tension ?
Oui. Ce déplacement de populations lié au Nouvel An déséquilibre déjà le système de soins en temps normal. Cette fois, d’innombrables hôpitaux vont devoir mobiliser de nombreux professionnels de santé pour soigner les individus malades du coronavirus.
En termes de logistique, c’est aussi très compliqué : il faut par exemple faire parvenir des centaines de milliers de kits de détection dans des milliers d’hôpitaux à travers l’ensemble du pays. Le défi sanitaire et logistique est considérable, ce qui explique que Pékin mobilise des moyens militaires tant en termes de personnels de santé qu’en termes de transports. L’armée populaire de Libération (APL) a accès à des réseaux ferrés ou aériens qui sont différents des réseaux civils, ce qui permet de multiplier les chaînes logistiques.
Deux institutions au sein de l’armée ont été mobilisés : le département de soutien logistique, qui dépend de la commission militaire centrale (le cœur du système militaire chinois), et la force de soutien logistique, une force interarmées dont l’objectif est de faciliter la logistique entre les cinq grandes régions militaires de la Chine (les cinq « théatres de commandement »). Cette décision témoigne de l’ampleur de la crise. Je n’hésite pas à dire que le pays est « en état de guerre sanitaire », tant la mobilisation est générale et la rhétorique employée par le Parti est proche de celle d’un véritable conflit armé.
Cette mobilisation est-elle également un outil de communication ?
Cette mobilisation doit être mise en scène. C’est notamment le cas avec la communication autour de la construction de plusieurs « hôpitaux », lesquels sont plutôt des centres temporaires pour rassembler et traiter les malades, désengorger les hôpitaux classiques, et rassurer la population sur la détermination des autorités. Mais bien que temporaire, les deux « hôpitaux » construits à Wuhan, Huoshenshan et Leishenshan, sont des prouesses en termes de construction et de logistique, notamment pour le conglomérat d’État CSCEC.
Ils constituent aussi des références directes à une décision politique phare de 2003 durant la crise du SRAS, qui avait à l’époque été utilisée comme un symbole de la détermination des autorités centrales. En avril 2003, un « hôpital » au nord de Pékin, Xiaotangshan, avait été construit en urgence avant d’être fermé un mois plus tard, après avoir géré près de 700 malades. Il est d’ailleurs en ce moment en cours de reconstruction.
Cette stratégie en termes de communication se retrouve également dans plusieurs éditoriaux publiés à partir du 23 janvier, qui font état du « sacrifice de Wuhan » afin de sauver le reste du pays (rappelant, évidemment, l’Armée populaire de Libération).
L’avenir dira si ces mesures sont efficaces pour gérer la crise sanitaire. Mais Pékin s’affaire aussi à mettre en place des mesures pour gérer la seconde crise qui se profile, politique cette fois-ci.
Antoine Bondaz, Chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, Maître de conférences, Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.