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Facebook crée son propre écosystème d’affaires avec sa cryptomonnaie Libra

Jusqu’où se répandra Facebook.
Ahmed_Altamimi/Pixabay, CC BY-SA

Marc Bidan, Auteurs fondateurs The Conversation France

Face aux attaques internes (leadership, gouvernance, etc.) et menaces externes (concurrence, technologie, etc.), l’emblématique patron de Facebook a choisi de réagir de façon à la fois spectaculaire, technologique et massive.

Mark Zuckerberg et ses 27 partenaires prestigieux – Uber, Visa, Booking.com, eBay, Spotify, PayPal ou Iliad (Xavier Niel) ont en effet commencé à communiquer depuis quelques semaines sur la naissance imminente de la fondation Suisse Libra Association qui aura la charge de piloter et stabiliser la future crypto monnaie (Libra). Cette fondation fermée, sa stratégie offensive et son moyen de paiement adossé à la blockchain constitueront un véritable écosystème d’affaires dont le tiers de confiance principal restera Facebook.

Une volte-face spectaculaire

Il s’agit bien là d’une volte-face spectaculaire, technologique et massive de la part d’un groupe fragilisé, contesté, observé, malmené de l’intérieur par des actionnaires exigeants et dé-crédibilisé à l’extérieur par des scandales à répétition.

Même si la réaction était attendue, elle reste spectaculaire car il s’attaque à la très médiatique crypto-économie adossée à la technologie blockchain dans laquelle Facebook avait déjà investi et recruté mais à propos de laquelle le patron ne s’exprime vraiment que depuis début 2018. Mark Zuckerberg n’avait d’ailleurs jamais montré de réelles appétences pour la token-économie malgré les nombreux appels du pied de son entourage, la réorganisation de son organigramme autour des arrivées de David Markus et Mike Schroepfer et ses nombreuses acquisitions de start-up au premier rang desquelles la britannique ChainSpace centrée sur les smart contracts. L’idée est de développer un outil informatique sécurisé, transparent et distribué qui – sur le papier – permet de se passer d’un tiers de confiance institutionnel comme une banque, un médecin ou un notaire et de garantir la réalité des transactions et/ou paiements. Ce revirement est donc spectaculaire.

C’est également un revirement technologique car il ne se satisfait pas d’un moyen de paiement usuel – PayPal, Visa et MasterCard figurent pourtant dans le tour de table du consortium Libra Association – et choisit de s’adosser à la technologie disruptive de la chaîne de blocs. Il s’empare ainsi de ses innombrables applications potentielles bien au-delà du bitcoin pour laquelle elle fut créée en 2009 comme la santé, la votation ou la propriété. Facebook importe aussi quelques questionnements lourds autour de la complexité des algorithmes de consensus à déployer, de la force de frappe informatique nécessaire au minage/forgeage et de la dépendance à l’électricité pour sécuriser les blocs.

Le revirement est enfin massif car Facebook ne part pas seul au combat. En effet, même si le réseau reste le pivot et l’initiateur de cet écosystème d’affaires, les 27 membres du tour de table, dont le ticket d’entrée est à 10 millions de dollars, ne sont ni des inconnus ni des faire-valoir. Visa, PayPal, Uber, Stripe, Spotify, Vodafone, Booking.com, MasterCard, Kiva, MercadoLibre, sans oublier le (seul) français Xavier Niel, patron d’Iliad (Free). Ce revirement concerne donc environ 3,5 milliards d’utilisateurs potentiels au quotidien et des milliards de transactions en cascade (un utilisateur de Booking.com se verra proposer un transport via Uber vers son hôtel) ce qui est considérable et en fait une réaction massive.

Pourquoi cette prise de risque ?

Outre les questions de leadership qui fragilisaient l’emblématique patron, le modèle d’affaire de Facebook était vieillissant, car basé sur la simple collecte et revente de données personnelles d’un réseau social devenu trop généraliste et sur la vente d’espaces publicitaires ciblés aux annonceurs.

De plus, le réseau était confronté depuis quelques années à l’arrivée d’acteurs, certes moins riches et moins massifs, mais beaucoup plus agressifs et innovant (Twitter, Pinterest, YouTube, LinkedIn, Twitch, WeChat,) dont certains furent même rachetés comme WhatsApp, Instagram ou Branch. Le risque de ringardisation était évident. Le géant californien se devait de réagir et de reprendre la tête avec des propositions technologiquement disruptives.

Mais comment faire pour quitter sa zone de confort ? L’idée du réseau est donc d’en créer une autre bien plus vaste. Il s’agit de créer son propre marché et de lancer une crypto-monnaie comme outil de paiement et étalon de valeur. Le nom initial était GlobalCoin mais visiblement ce sera Libra ! Cette crypto monnaie sera pilotée depuis la Suisse et indexée sur la valeur nominale du pool dollar/euro/livre sterling/yen afin de garantir une certaine stabilité. Face à la masse d’utilisateurs non avertis, l’idée est surtout d’éviter les soubresauts des bitcoin, d’éthereum, ripple, litecoin et autres crypto actifs et sa valeur faciale être proche de celle du Dollar. Ce crypto-projet sera détaillé sous peu pour un lancement opérationnel en 2020. Il est probable au regard des utilisateurs et usages ciblés, que cette crypto-monnaie soit présentée plutôt comme un moyen de paiement (stable) que comme un actif spéculatif (fluctuant).

Il s’agit surtout de ne pas aller seul sur de tels marchés terriblement glissants. En effet, d’une part car le réseau quitte la gratuité et la monétisation des données – même si bien sûr il continuera à le faire au travers de données personnelles tout à fait sensibles (donc aisément monetisables) liées aux paiements – et d’autre part car il embarque avec lui de lourds acteurs des secteurs des transactions marchandes comme l’hôtellerie et la restauration, le transport, la musique, les télécoms, l’e-paiement, etc.

La stratégie de Facebook est donc de devenir (encore) plus gros et incontournable pour être moins vulnérable (le fameux too big to fail) afin de créer, avec ses partenaires, un écosystème d’affaires quasi fermé au regard des coûts de sortie élevés (pour les membres) et des coûts de réversibilités dissuasifs (pour les utilisateurs) ! Comme pour toutes les plates-formes, l’expérience de navigation de l’utilisateur (qui n’est toujours pas un client) doit être la plus durable possible pour collecter le plus de données possibles. Donc, ce nouvel écosystème Libra essaiera de rendre l’utilisateur peu à peu captif – en stockant ses données (Free), ses paniers favoris, ses trajets (Uber), ses hôtels (Booking), ses cordonnées bancaires (Visa) voire sa playlist (Spotify) – de façon à rendre soit inutile soit compliquée soit coûteuse sa sortie de l’écosystème pour un écosystème concurrent comme Google ou Apple !

Schéma d’une partie de la stratégie de Facebook.
libra bidan

Concrètement, le Libra sera conservé et échangé via une application type porte-monnaie virtuel dénommée Calibra. Il pourrait aussi être échangeable via la plate forme CoinBase qui se trouve être membre du consortium. Il pourrait aussi se déployer comme moyen de paiement de référence pour valider des achats de biens et services directement sur des applications comme Instagram, Booking, Uber, Spotify ou même tout simplement sur la propre Marketplace de Facebook. Il pourrait aussi être utilisé comme dispositif de règlement des salaires des milliers d’employés ou de prestataires des mastodontes du consortium. Dans ce cas il est possible d’imaginer un système d’incitation (prime ?) pour les salariés primo-adoptant afin de créer un effet boule de neige. Il pourrait également servir comme outil de transferts d’argent via Calibra, Messenger ou WhatsApp (du groupe Facebook) avec des frais a minima comme le prévoyait clairement Mark Zuckerberg en avril dernier :

« Je pense que cela devrait être aussi simple d’envoyer de l’argent à quelqu’un que de lui envoyer une photo ».

Dans tous les cas, même si la collecte et la revente de données resteront au cœur du business model du réseau, le déploiement du Libra adossé à la technologie de la chaîne de blocs bouleverse son positionnement stratégique en le plaçant au cœur de ce nouvel écosystème.

Quelle est la logique de cet écosystème d’affaires ?

La logique qui a prévalu au sein du réseau des réseaux depuis sa création – ouvert, gratuit et anonyme – laisse la place pour les futurs utilisateurs référencés, indexés et habilités du Libra à une logique tout à fait différente, voire disruptive. Celle d’un Internet fermé, payant et traçable, grosso modo, celle d’un closednet. Néanmoins la force de frappe de Facebook n’est pas négligeable et si l’actuel leader des réseaux sociaux arrive a entraîner avec lui de tels acteurs, c’est que les arguments sont sonnants et trébuchants et que les synergies B2B et opportunités B2C sont massives.

En effet, le groupe Facebook aurait pu se contenter de déployer sa propre monnaie – ou celle de partenaires comme Visa ou PayPal – au sein de sa marketplace déjà en place au sein du réseau ou via ses applications maison comme Instagram ou Messenger. Il serait ainsi devenu concurrent frontal de Amazon et Alibaba ce qu’il s’était toujours refusé de faire. Mais le choix d’une cryto-monnaie basée sur la chaîne de blocs est clairement disruptif et l’oblige à se positionner techniquement. Il lui impose en effet de développer un protocole de consensus sécurisé mais moins énergivore que celui basé sur la Proof of Work du Bitcoin, souple mais plus contrôlable que celui calé sur la Proof of Stake de Ethereum et enfin, robuste mais très couplé comme celui basé sur la proof of activity. Là encore, pour ses protocoles et algorithmes de consensus, Facebook doit innover et redevenir l’inventeur qu’il fut en 2004 !

De plus, la création d’une fondation avec un écosystème à la fois d’affaire et d’innovation est également une ambitieuse dynamique. Cette fondation d’une petite trentaine de membres aura la responsabilité d’inspirer confiance, elle sera de facto le régulateur et le tiers de confiance du Libra qui ne reposera donc pas exclusivement sur la transparence de la blockchain. Ces deux dimensions transportent Facebook bien au-delà du collecteur et revendeur de données personnelles et du vendeur d’espace publicitaire car elles le replacent au centre du jeu mondial face aux géants de l’Internet marchand que sont en occident Amazon et en Chine Alibaba et même – via sa monnaie – face aux États.

Vers la fin d’un certain Internet ?

D’ailleurs ces deux plates-formes du e-commerce et de la net économie (AWS est numéro un du cloud !) qui ne proposent pas leur moyen de paiement devront à leur tour réagir. Tout comme Google, Microsoft, Huawei et autres IBM. Et vite…

Dans tous les cas, les mondes virtuels et réels se transforment, les contenus et les contenants interagissent. Ce nouvel écosystème fermé, traçable et payant signe bien le début de la fin d’un Internet qui était encore (un petit peu) ouvert, anonyme et gratuit. À l’image d’une monnaie privée (Libra) dont l’usage alternatif va contribuer à fragiliser certaines devises adossées à des économies instables, les géants du Web jouent désormais dans les jardins des États.The Conversation

Marc Bidan, Professeur des Universités – Management des systèmes d’information – Polytech Nantes, Auteurs fondateurs The Conversation France

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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