Hugues Poissonnier, Grenoble École de Management (GEM)
Avec un cours multiplié par 15 depuis le début de l’année, sous l’effet d’une demande croissante émanant de particuliers comme de fonds d’investissement attirés par l’appât du gain, le bitcoin constitue un phénomène majeur et s’impose comme une réelle alternative aux monnaies traditionnelles. Une perspective temporelle légèrement plus large permet d’en mieux apprécier encore la brutalité du décollage : valant à peine quelques centimes en 2009, le bitcoin est aujourd’hui valorisé à plus de 15 000 dollars. Et désormais coté à la bourse de Chicago.
Le développeur qui, en avril 2010, acheta (selon la légende) deux pizzas pour 10 000 bitcoins n’imaginait sans doute ni la valeur de ces bitcoins quelques années plus tard, ni l’impulsion qu’il allait donner (par la valeur de l’exemple) au développement de la cryptomonnaie. De fait, cette dernière est aujourd’hui acceptée et utilisée pour des transactions de plus en plus nombreuses, y compris au restaurant ou chez des commerçants sensibles à l’argument des frais de transaction inférieurs à ceux des organismes de crédit classiques.
Nul n’est besoin de revenir sur les aspects techniques du fonctionnement des bitcoins dont l’existence s’appuie sur un système de paiement de pair à pair basé sur la technologie de la blockchain. Ces principes de fonctionnement ont été bien décrits dans des contributions récentes comme celle d’Elise Alfieri.
Il est, en revanche, essentiel d’envisager le véritable impact économique de ce développement vertigineux (mais, et c’est le paradoxe, n’impliquant encore que peu d’acteurs) des bitcoins en vue, au besoin, d’éviter ou d’anticiper les effets potentiellement pervers d’un emballement possible.
Un poids économique croissant
Avec une capitalisation totale de 256 milliards de dollars à l’heure où ces lignes sont écrites, le poids économique des bitcoins est significatif. Ce chiffre représente plus que la valeur de nombreuses multinationales et dépasse même le PIB de la Finlande. Le bitcoin, auquel de nombreux économistes contestent le statut de monnaie, se classe, si toutefois ce statut lui est accordé, d’ores et déjà comme l’une des 30 principales monnaies du Monde.
Largement alimentée par la spéculation, la constitution d’une bulle susceptible d’imploser (puisque c’est traditionnellement une étape à laquelle il est difficile d’échapper) a récemment été dénoncée par Joseph Stiglitz et Jean Tirole, deux Prix Nobel d’économie qui furent prompts à bien comprendre les dangers associés au phénomène en cours.
Des risques multiples et majeurs
En dépit de la normalisation financière des bitcoins, crédibilisée par les contrats à terme lancés par la Bourse de Chicago, la volatilité de la valeur des bitcoins fait de ce dernier un actif financier très particulier. Mario Draghi, relayé par plusieurs banquiers centraux, ne s’y est pas trompé en avertissant les investisseurs sur les risques importants qu’ils prenaient en détenant massivement (pour certains) des bitcoins.
Même si elles n’ont, à ce jour, pas été détectées ni donc exploitées, des failles dans le protocole de la blockchain sont théoriquement possibles. Nul doute que de nombreux hackers tentent aujourd’hui de les découvrir. Sans aller jusqu’à ce risque extrême, qui ouvrirait la porte à des dérives encore difficiles à imaginer, l’attrait des pirates informatiques pour la cryptomonnaie est de plus en plus concret. La plateforme Nice Hash, qui s’est récemment fait dérober 60 millions de dollars de bitcoins peut en témoigner.
Moins connu mais sans doute pas si anecdotique au moment où la consommation énergétique pose de si importants problèmes, le gouffre énergétique que représente le fonctionnement de la blockchain et les bitcoins, véritables « boulets climatiques » selon Novethic, pose de réels problèmes, comme l’expliquent bien Fabrice Flipo et Michel Berne.
En la matière, les chiffres parlent moins que les images. Une consommation électrique comparable à celle de l’Irlande est évoquée…
Pour les investisseurs, les principaux risques sont sans doute associés à la gouvernance. La qualité de cette dernière aura un impact direct sur la confiance des agents économiques. Cette confiance est indispensable au développement d’une monnaie aujourd’hui encore utilisée exclusivement par des early adopters, ne reflétant sans doute en rien le comportement de la majorité des acteurs.
La gouvernance : un enjeu clé incitant à plaider pour une limitation du développement des bitcoins et de leurs impacts
La réglementation et la régulation vont immanquablement accompagner une prise de conscience de plus en plus large des dérives et dangers associés au développement des bitcoins. Les acteurs politiques et les banques centrales disposent sans doute d’atouts majeurs pour endiguer assez rapidement un phénomène qui pourrait leur échapper en cas d’attentisme trop poussé.
Au-delà de la limitation de l’utilisation des bitcoins à de secteurs précis, difficile à mettre en place, des monnaies alternatives (autres que les monnaies classiques) pourraient voir le jour. C’est d’ailleurs déjà le cas et les acteurs politiques pourraient être tentés d’en favoriser l’émergence, par tous les leviers imaginables, en vue de réduire le rôle du bitcoin, voire de le rendre obsolète (ce qui ne ferait que déplacer le problème). Le Bitcoin Cash a ainsi été décrit comme une alternative crédible au bitcoin, déjà « traditionnel » Et des centaines d’autres cryptomonnaies existent déjà…
Potentiellement délétère, le développement du bitcoin, comme celui, difficilement maîtrisé et excessif, d’autres actifs, constitue une menace pour l’économie (comme toutes les bulles spéculatives). En dépit des caractéristiques nouvelles du produit et du peu d’expérience qui caractérise les acteurs susceptibles de jouer le rôle de régulateurs, le développement du bitcoin devrait être limité par la relativité de la confiance qui lui sera accordée, à tort ou à raison, par les acteurs économiques.
Hugues Poissonnier, Professeur d’économie et de management, Directeur de la Recherche de l’IRIMA, Membre de la Chaire Mindfulness, Bien-Etre au travail et Paix Economique, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.