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L’histoire inconnue de Germigny-L’Exempt, dans le Cher

L’enquête historique d’Emmanuel Legeard ‘’Germigny-L’Exempt ou les Trois Deniers de Gaspard ’’ (L’Harmattan) révèle les trésors insoupçonnés d’un petit village du Cher.

Reconstitution de la citadelle (Emmanuel Legeard)
Reconstitution de la citadelle (Emmanuel Legeard)

Qui connaît Germigny-L’Exempt ? Peu de monde sans doute en dehors des quelque 300 personnes qui y habitent. Et pourtant, il n’en fut pas toujours ainsi. L’imposante église romane Notre-Dame de Germigny, construite au XIIe siècle, à la frontière du Bourbonnais et du Nivernais, rappelle le passé prestigieux du lieu. La citadelle de Germigny fut la plus puissante forteresse des Bourbons autour de l’an mil.

Trois pièces d’or

En témoigne encore aujourd’hui, le clocher-porche, d’une hauteur de 35 mètres, construit après le siège de 1108 par Louis VI le Gros comme symbole de la paix de Dieu. Mais comment comprendre le mystérieux programme iconographique du portail intérieur (1215) si l’on ne sait pas, comme le révèle Emmanuel Legeard, qu’il est hérité du porche nord du portail ouest de l’abbatiale de Saint-Gilles du Gard et du porche nord du portail ouest de la cathédrale de Laon ? Le tympan représente le Mystère de l’Incarnation sous la forme d’une Vierge en majesté flanquée d’une Annonciation et d’une Adoration des mages. Gaspard, agenouillé au pied du trône de la Vierge, y tend trois pièces d’or en direction de l’Enfant Jésus.

C’est à partir de ces riches éléments d’architecture, de ces étranges symboles, mais aussi de textes anciens peu connus qu’Emmanuel Legeard mène, pendant sept ans, une minutieuse enquête historique.

« La France en formation »

Notre-Dame de Germigny-l'Exempt (Emmanue LEGEARD)
Notre-Dame de Germigny-l’Exempt (Emmanue LEGEARD)

Une enquête autour des trois deniers d’or de Gaspard qui va entraîner le lecteur dans un tourbillon d’aventures historiques passionnantes et pleines de rebondissements, de la quatrième croisade à la croisade contre les Albigeois.

« Le but premier de ce livre est de situer l’art et l’architecture de l’église médiévale française de Germigny-l’Exempt dans le contexte historique mondial de la formation de la France aux XIIe et XIIIe siècles, explique l’auteur. »

Dans la préface du livre, Pierre Bonte écrit : « On ne peut pas comprendre la France si l’on n’a pas pris la mesure de ce sentiment profond et partagé par tous les Français : l’amour du clocher. De Joachim du Bellay à qui plaisait mieux  »son petit Liré que le mont Palatin », au secrétaire de mairie éditant à ses frais une plaquette sur l’histoire locale, il a inspiré une littérature d’une abondance stupéfiante ».

  • Élève du spécialiste de la civilisation française Pierre Brunel, Emmanuel Legeard est docteur ès lettres de Pari-IV Sorbonne. Il livre ici les résultats de sept ans de recherches historiques consacrées à la naissance d’un village exemplaire dans une France en formation.

« Germigny-L’Exempt ou Les Trois Deniers de Gaspard- Six essais autour d’un monument d’art et d’histoire » d’Emmanuel Legeard. Éditions L’Harmattan. 20,50 euros.

Commander ici : https://www.germigny.com/

Questions à Emmanuel Legeard

Notre-Dame de Germigny-l'Exempt en 1912 (DR)
Notre-Dame de Germigny-l’Exempt en 1912 (DR)

-Pourquoi cet intérêt pour Germigny-L’Exempt ?

Vous savez comment on se retrouve happé par une affaire. C’est à peu près toujours le même enchaînement. Vous croyez savoir quelque chose, vous anticipez sur une confirmation, et ce qui se présente à vous est totalement déroutant. Alors il se produit un déclic, vous vous prenez une décharge de dopamine, comme disent les physiologistes, et vous êtes accroché – quelquefois à vie. Donc mon intérêt pour Germigny est venu d’un contraste et d’une découverte. Il y avait à l’époque très peu d’éléments sur Germigny, disséminés dans quelques ouvrages supposément sérieux où, souvent, le toponyme n’est même pas orthographié correctement : le plus fréquemment, Dieu sait pourquoi, on trouve « Germiny » – et je ne parle pas des localisations erratiques, Germigny-l’Exempt se promenant de façon surprenante entre l’Allier, la Nièvre, la Creuse, ou carrément dans « le nord de la France » ! Bref, j’avais lu qu’il y avait « des évangélistes », « des fleuves du paradis », que les statues-colonnes aux piédroits du portail étaient « le roi Salomon » et « la reine de Saba », que le tympan représentait « l’Adoration des mages », que le portail était minuscule. Et puis je me suis retrouvé face à ce clocher colossal dont Yves Esquieu n’avait jamais entendu parler, devant ce portail que Jean Wirth n’avait jamais vu. Et rien ne correspondait aux descriptions que j’avais lues en dehors de la notice très succincte de Willibald Sauerländer et d’un commentaire évasif de Gilberte Vezin sur les Rois Mages.

Une énigme à élucider

Visiblement, les deux seuls historiens sérieux qui étaient réellement passés à Germigny étaient ces deux auteurs : Vezin, vers 1945, et Sauerländer, vers 1965. Tout le reste était faux. Il n’y avait pas d’évangélistes, pas de fleuves du paradis, pas de statues-colonnes, et le tympan ne représentait pas fondamentalement « l’Adoration des Mages », mais le mystère de l’Incarnation, avec une splendide sedes sapientiae au centre, flanquée des Mages, naturellement, et de l’Annonciation, ce qui est plus rare. Le portail, qui était décoré avec un raffinement extrême, était haut et large, contrairement aux descriptions que j’avais lues, et surtout on lui avait donné l’aspect d’un portail de cathédrale en miniature, ce qui était parfaitement insolite. Donc les questions que je me suis posées, tout d’abord, c’était : premièrement, pourquoi un clocher-porche aussi invraisemblable dans un patelin aussi insignifiant, et deuxièmement, pourquoi un portail de cathédrale en miniature dans une église paroissiale apparemment perdue au milieu de nulle part ? Ces deux éléments indiquaient un statut complètement à part pour Germigny, dont il fallait rechercher les causes en remontant le cours de l’histoire. Dans le même temps, il était important de déterminer s’il y avait eu des statues-colonnes, ce qu’elles avaient représenté, et d’identifier les figures sur les consoles qui ne pouvaient pas être, malgré une sottise indéfiniment ressassée, même dans les journaux académiques, un « fleuve du paradis » ni un « évangéliste ». Par contre, il y avait un élément dont personne ne parlait, pas même Sauerländer, et que seule Vezin avait vu comme moi : le don des monnaies. Or, pour plusieurs raisons, et Françoise Perrot devait le confirmer par la suite, s’il s’agissait d’une allusion à l’Évangile du Pseudo-Matthieu, cette allusion n’épuisait pas la signification de l’image. Il restait là une énigme à élucider par le contexte.

Tout le monde s’est dérobé

Il m’a fallu des années pour arriver à reconstituer l’histoire de Germigny. Des années pour comprendre qu’on avait élevé un clocher de cette hauteur pour supplanter visuellement le donjon aujourd’hui démoli de la citadelle soumise par Louis VI au nom de la paix de Dieu. Des années pour montrer que le portail de cathédrale miniature reflétait le statut spécial de Germigny, qui était placé directement sous la juridiction de l’archevêque de Bourges et représentait une halte importante sur le circuit des visites pastorales, notamment parce que le parvis ou le porche de Notre-Dame accueillait des procès d’officialité (c’est-à-dire un tribunal ecclésiastique). Au début, je n’ai pas voulu faire le travail moi-même. J’ai donc cherché à contacter les spécialistes que je pensais le plus compétents, à commencer par Sauerländer, qui n’était pas emballé au souvenir de Germigny et m’a dit ne se souvenir que d’un portail « assez moche ». A tous, j’ai proposé un hébergement sur place, tous frais payés. Tout le monde s’est dérobé. Décidément, Germigny n’intéressait personne ! Finalement, Sauerländer m’a dit quelque chose dans le genre : vous êtes sur place, vous avez les compétences nécessaires, faites donc le travail vous-même. Alors je m’y suis mis, sans aucun moyen, et confronté d’ailleurs à toute une série d’embûches imprévues. En compensation, il y a eu des éléments assez providentiels qui m’ont permis d’avancer : d’abord la découverte des travaux de Françoise Perrot, ensuite une vigoureuse remise dans les rails par Jean Wirth, et puis le soutien de Guy Devailly, qui était le grand spécialiste du Berry médiéval.

Les deniers de Gaspard

Françoise Perrot, surtout, a illuminé pour moi la signification des deniers de Gaspard. A partir de là, c’était l’aventure qui commençait, le rapport de l’archevêque de Bourges commanditaire du portail avec la croisade albigeoise, les trois deniers prélevés sur les foyers hérétiques en reconnaissance de l’autorité de l’Église de Rome dont la Vierge en majesté était l’allégorie… Tout à coup, le sens apparaissait clairement : la dimension théocratique du portail, réalisé après le dévoiement de la quatrième croisade, à l’heure du concile du Latran qui validait les acquis de la réforme grégorienne, et dans le diocèse de Bourges où la querelle des Investitures avait abouti au triomphe du pape sur le roi de France – tout cela permettait de comprendre l’assimilation des Rois Mages aux rois croisés, une métaphore popularisée entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle. Bref. J’ai fait le travail, j’ai essayé de le faire de mon mieux, c’était la première fois qu’on reparlait de Germigny, cinquante ans après le Gotische Skulptur in Frankreich de Sauerländer, et je suis heureux de penser que lui ou Devailly, qui nous ont quittés, n’auraient pas été trop déçus du résultat final puisque des médiévistes d’élite aussi différents, et aussi sérieux que Pierre et Hélène Toubert, Jean Wirth, Julien Théry ou Sylvain Gouguenheim m’en disent du bien.

-En quoi ce petit village français s’inscrit-il dans la grande histoire de la France ?

Avant de tomber dans l’oubli et l’insignifiance, c’est-à-dire du haut Moyen Âge à la Renaissance, Germigny était une place très importante. Elle a d’ailleurs donné son nom à l’un des cinq « pays » du Berry, la Vallée de Germigny, qu’elle dominait politiquement, notamment par sa tour des Fiefs d’où les seigneurs du lieu étendaient leur droit de suzeraineté sur les châtellenies voisines. Au haut Moyen Âge, la villa mérovingienne de Germigny est déjà citée comme une référence dans la légende de saint Austrégésile. Au Moyen Âge central, c’est la plus formidable des citadelles de la première maison de Bourbon. A l’issue de la très importante querelle des Investitures de Bourges où Louis VII renonce aux prérogatives césaropapistes héritées des Carolingiens, Germigny devient un symbole du triomphe des principes de la théocratie pontificale en Berry. Pendant la guerre de Cent Ans, en 1358, la ville est ravagée et occupée par la compagnie anglo-navarraise de Bertucat d’Albret, puis revendue pour une somme faramineuse à Louis II de Bourbon qui met deux ans à réunir l’or nécessaire : 14 000 florins ! Il faut attendre la confiscation des biens du connétable de Bourbon par François Ier en 1527 pour que Germigny sorte de l’histoire. D’ailleurs, c’est tout le Berry qui sort de l’histoire, au XVIe siècle. Il y aura bien encore l’équipée du Grand Condé sous la Fronde, avec le siège de Montrond, celui de Sancerre, et la démolition de la Grosse Tour de Bourges par Louis XIV, mais justement, l’explosion de la Grosse Tour, c’est un symbole de fin.

Le siège de Louis VI en 1108

Pour revenir à Germigny, c’est surtout par le siège de 1108 que la ville est associée à la grande histoire. Pour être lapidaire, s’il y a aujourd’hui en Espagne un Luis Alfonso de Borbon qui peut prétendre au trône de France et revendiquer le nom de Louis XX, c’est à cause de Germigny. Pourtant, de façon inexplicable, personne ne s’était jamais intéressé à ce siège de Louis VI en 1108. Il a même été carrément écarté des livres d’histoire. Et quand, par extraordinaire, Philippe Contamine cite Germigny dans sa Guerre au Moyen Âge parue aux PUF en 1999, c’est totalement négligeable et marginal au sein de l’énumération : « la petite guerre contre les tyrans locaux n’a pas cessé pour autant : 1109 (sic), siège de Germigny-l’Exempt. » Or l’épisode germinois n’a rien à voir avec une « petite guerre » contre des « tyrans locaux ». C’est une opération de vassalisation d’un homme fort que Louis VI veut faire entrer dans sa famille et qu’il tient à camper face aux très turbulents comtes d’Auvergne. D’ailleurs, Aymon de Bourbon ne « tyrannise » personne ! Il est seulement accusé d’avoir subrepticement spolié son neveu, Archambaud, qui a perdu son père, et dont la mère s’est remariée à Alard Guillebaud, seigneur de La Roche. Cet Alard, qui se plaint à Louis VI, a beau déplaire à la cour, il a le mérite d’apporter un prétexte. Par ailleurs, Suger, artisan de la fusion de la paix de Dieu avec la paix du royaume, va visiblement encourager le Capétien à s’armer de la juridiction ecclésiastique pour diriger une expédition punitive contre Aymon. Mais la paix de Dieu est encore un alibi, car « les pauvres et les Églises » ne sont aucunement menacés. Ce qui est en jeu, pour Suger, c’est de montrer qu’en sa qualité de roi pacificateur, bras armé de l’Église, Louis VI à « la main longue », autrement dit qu’il ne craint pas d’étendre son rayon d’intervention bien au-delà de son domaine privé. Louis donc se met à la tête d’une « formidable armée » et descend de Sens pour mettre le siège devant Germigny.

Une nouvelle place stratégique

Mais ce qui est très surprenant c’est qu’Aymon vient attendre l’arrivée de Louis VI sur des terres désormais contiguës au domaine capétien, puisque Bourges et Dun-sur-Auron ont été annexés par Philippe Ier en 1101. Or il lui aurait été facile de se réfugier dans quelque place inexpugnable au fin fond de l’Auvergne. Mais pour interpréter convenablement les aspects géostratégiques du territoire, il faut retracer d’abord son histoire au moment du siège. Les Bourbons étaient à l’origine des « chevaliers du Berry », c’est-à-dire qu’ils dépendaient du comté de Bourges détenu jusqu’au Xe siècle par les Guilhemides, et du diocèse de Bourges décalqué sur la cité gallo-romaine des Bituriges. Donc l’actuel Bourbonnais faisait partie du Berry. Le duc d’Aquitaine Guillaume le Pieux, comte de Bourges, avait placé Aymard, le patriarche de la première maison de Bourbon, à la tête de plusieurs vigueries. C’est le point de départ de la principauté bourbonnaise. Ensuite, quand, en 990, Landry, comte de Nevers, menace d’empiéter sur le Berry, l’archevêque de Bourges Dagbert, qui est lui-même un Bourbon, appelle Archambaud II pour qu’il « protège » Germigny. C’est une petite combinaison en famille : les bénéfices de Germigny qui allaient au chapitre de Sainte-Croix d’Orléans iront maintenant à Dagbert. Quant à Archambaud, il a grignoté une nouvelle place stratégique aux confins de sa « principauté ». Enfin, dans le dernier quart du XIe siècle, Archambaud IV va pratiquer un encastellement, c’est-à-dire fortifier Germigny. On en est à peu près là quand éclate l’affaire de la spoliation.

Un drôle de siège

Quand on examine la distribution des grands rôles, dans cette affaire, l’événement prend forme. D’abord, l’archevêque Léger de Bourges est en excellents termes avec Alard Guillebaud parce qu’ils ont Robert d’Arbrissel comme ami commun. Mais il l’est aussi avec Aymon II de Bourbon qui lui est tout dévoué. Léger est, par ailleurs, un homme acquis aux intérêts des Capétiens. Tout laisse supposer qu’il joue un rôle de médiateur. Quant à Louis VI, nous savons ce qu’il veut : mettre les Bourbons à son service, se les attacher par des contrats comme le serment de Saint-Pourçain, et par les liens du sang en les mariant dans sa famille. Dans ce contexte, il est très probable qu’Aymon de Bourbon est diplomatiquement persuadé par Léger de se mettre à la portée de Louis VI pour prêter plus facilement l’hommage au roi moyennant une parodie de siège. En effet, quand Louis fait la guerre, en général, c’est du sérieux. Il force Meulan, brûle le Puiset, ravage le Vexin, Raoul de Vermandois est éborgné à Livry… A Germigny, il ne se passe rien. Un « drôle de siège » s’installe paisiblement. On n’évoque pas de bélier, pas de projectiles incendiaires. Ce n’est pas la guerre, c’est une partie de campagne. Et puis soudain, voilà Aymon de Bourbon qui déboule à l’improviste dans le campement et se roule plusieurs fois par terre aux pieds de Louis VI lequel, visiblement, n’attendait que ça. La scène est décrite par Suger qui se rappelle l’effarement des témoins présents.

Dans la famille royale

Sur ces entrefaites, Aymon accompagne Louis VI « en France », où ils font aussitôt affaire à huis clos. Même Suger n’est pas admis aux arrangements dont conviennent les deux parties. Aymon perd Germigny, mais il n’est puni de rien du tout, et même il est comblé d’avantages. Il garde le fruit de sa spoliation et devient officiellement le maître du Bourbonnais tandis que son fils se marie avec la belle-sœur de Louis VI. Donc on voit bien qu’à Germigny, il ne s’agit pas, contrairement à ce qu’on a écrit, d’une « petite guerre » contre des « tyrans locaux ». Il n’y a ni tyran ni guerre et l’enjeu dépasse largement l’échelon local. Nous avons affaire à une opération de diplomatie camouflée, et il s’agit d’un événement très important pour l’époque. L’expédition se solde par une avancée capitale dans l’expansion du domaine capétien et dans la protection de ses frontières. Enfin, c’est à Germigny que les Bourbons sont invités à entrer dans la famille royale.

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