France
Partager
S'abonner
Ajoutez IDJ à vos Favoris Google News

La célébration du 8 mai 1945 ou la quête improbable d’universalisme

La libération de Paris (wikipedia)
La libération de Paris (wikipedia)

Karoline Postel-Vinay, Sciences Po – USPC

Selon le site du gouvernement français, le 8 mai est un jour férié « en mémoire de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de ses combattants ». Pourtant, le 8 mai 1945 n’est la clôture que d’un seul des deux grands théâtres militaires du conflit, celui de l’Europe. La fin des hostilités en Asie a eu lieu trois mois plus tard, avec la capitulation du Japon le 15 août. Il est probable que cette formulation officielle française relève non pas d’une méconnaissance factuelle, mais plutôt d’une volonté de donner à un moment marquant de l’histoire européenne une portée universelle. Or une telle volonté, tout en étant fortement légitime, n’est pas sans poser question.

La défaite de l’Allemagne nazie, seul événement universel ?

La défaite du nazisme a une signification qui, indéniablement, est de portée universelle, dépassant la seule histoire européenne. Depuis longtemps, le 8 mai 1945 est célébré comme l’expression consensuelle d’une mémoire globale – à l’instar des célébrations successives du « D-Day », le Débarquement en Normandie, où depuis quelques années sont représentés aussi bien les anciens Alliés européens et nord-américains que l’Allemagne.

La fin de la guerre du Pacifique, elle, n’a jamais fait l’objet d’une commémoration internationale, donnant lieu à des célébrations éparpillées des protagonistes de la victoire contre le Japon militariste, « VJD » (Victory over Japan Day) ou « VPD » (Victory in the Pacific Day). Pis, les tensions mémorielles entre la Chine, la Corée du Sud et le Japon sont, aujourd’hui encore, d’une telle intensité qu’elles peuvent parfois faire dérailler les plus modestes initiatives de coopération régionale. Même si l’on voit se multiplier les frictions mémorielles en Europe, elles n’atteignent pas la violence de celles de l’Asie du Nord-Est.

En ce sens, l’exemplarité de la réconciliation franco-allemande, et la création en Europe après 1945 d’un espace unique au monde où la guerre est devenue inconcevable, donnent au 8 mai, telle la conclusion d’un récit séculaire, la valeur d’une « morale » pour l’ensemble de la planète. Mais ce récit est remis en cause d’au moins deux façons : par les demandes croissantes de pluralisme dans la définition d’une mémoire globale – demandes tout aussi légitimes que l’ambition européenne d’universalisme – et par la fragmentation progressive d’un monde où le projet européen a du mal à se situer.

Les autres mémoires du 8 mai 1945 et de la Seconde Guerre mondiale

Plus d’un demi-siècle après les faits, l’ambassadeur de France à Alger rappelait que le 8 mai 1945 était aussi le début d’une série de massacres commis à Sétif, Guelma et Kherrata par les autorités coloniales. Cet autre « 8 mai » appartient à un récit qui n’occupe pas la même place dans l’imaginaire européen, marqué par la lutte contre le nazisme, mais qui est pourtant d’importance mondiale et de signification universelle. C’est le récit de la longue marche des mouvements de décolonisation, majoritairement en Afrique et en Asie, durant plusieurs décennies. L’une des questions majeures que pose l’ambition universaliste de la représentation européenne, ou généralement occidentale, du conflit qui s’acheva en 1945, est celle de son articulation avec d’autres représentations.

La guerre dite « mondiale » n’a pas eu le même sens pour l’ensemble des pays de la planète. Pour des dizaines de nations colonisées, il s’agissait d’abord d’un conflit entre puissances occidentales dont elles subissaient la domination (les militaristes japonais quant à eux occupaient brutalement les nations d’Asie du Sud-Est tout en prétendant les « libérer des Blancs »).

À l’intérieur même des démocraties occidentales, le combat contre le totalitarisme ne résonnait pas de la même façon pour tous. Pour la minorité afro-américaine des États-Unis, ce combat devait être mené « ici et là-bas », et déboucher sur une « double victoire » pour la démocratie : la campagne Democracy – Double Victory, At Home and Abroad, ou Double V, fut lancée dès février 1942. L’occultation de cette réalité disparate dans les commémorations et plus largement dans le discours euro-américain sur la guerre mondiale est devenue de moins en moins soutenable au fur et à mesure que les sociétés non occidentales ont été rendues plus visibles sur la scène internationale, et leurs voix plus audibles. Comme en témoigne aussi la multiplication des initiatives visant à « décoloniser » les sciences humaines et sociales, on assiste progressivement à une certaine pluralisation des représentations des savoirs, notamment historiques, et des expressions mémorielles.

Ce pluralisme n’est a priori pas incompatible avec la volonté de revendiquer une signification universelle à l’histoire de la lutte contre le nazisme. Ce que la demande de pluralisme remet en cause, c’est plus spécifiquement une expression narrative trop réductrice, ignorant le point de vue des minorités, des populations colonisées, et aussi des femmes. Dans la pratique, l’exercice du pluralisme se révèle cependant un défi ardu, tant d’ailleurs pour l’écriture de l’histoire mondiale qu’européenne et nationale. Cet exercice se heurte d’une part à certains effets d’exclusion du communautarisme qui, comme le souligne la philosophe Justine Lacroix, tend à être confondu avec l’idée de pluralité alors qu’il en est très éloigné. Et il achoppe d’autre part sur les positions de rejet de toute expression minoritaire, quand bien même celle-ci serait conciliable avec le point de vue dominant – comme le fut aux États-Unis la campagne Double V, qui fut réprimée de crainte qu’elle n’encourage des mobilisations identitaires jugées nuisibles à l’effort de mobilisation nationale.

Les forces centrifuges de la scène internationale compliquent aussi l’ambition européenne de faire du « 8 mai » un récit unitaire mondial. La Russie et la Chine, en particulier, ont chacune lancé leur propre commémoration à vocation planétaire. Avec Vladimir Poutine, la célébration le 9 mai du Jour de la Victoire est devenue une sorte de rassemblement alternatif des puissances émergentes telles l’Inde et la Chine, auquel les « vieilles » puissances occidentales ne participent pas. Le Défilé de la Victoire à Pékin rassemble également des leaders de pays généralement absents des commémorations de la guerre mondiale, comme le Venezuela ou l’Afrique du Sud, ainsi que des hommes politiques occidentaux à la retraite (en 2015, on y a vu Tony Blair, Gerhard Schröder ou encore l’ancien premier ministre socialiste japonais Tomiichi Murayama).

Les appropriations nationales d’un événement global

Cette nouvelle offre mémorielle, où chacun cherche à s’approprier un récit global, dérive des logiques nationalistes qui transforment depuis quelques années l’ordre mondial. Jusqu’à présent, un récit national – comme la Longue Marche de Mao Zedong ou, dans des registres divers, la Révolution de 1917 en Russie, ou la Révolution française – pouvait viser à contribuer au rayonnement international d’un pays. Depuis 2015, on va en sens inverse, du collectif vers le particulier : c’est l’appropriation du récit d’une aventure planétaire, « la guerre mondiale », qui devient le véhicule de l’affirmation d’une puissance nationale. Dans ce contexte, l’ambition européenne de faire du 8 mai un moment global paraît de plus en plus improbable. Car ce n’est pas tant la capacité de l’Europe à relever le défi du pluralisme – qu’elle pratique quotidiennement à l’échelle continentale – qui est en cause, mais son idéal de dépassement des nationalismes, idéal issu de 1945, qui paraît redoutablement fragilisé.The Conversation

Karoline Postel-Vinay, Directrice de recherche, Sciences Po – USPC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

France