Une fille et sa mère en Angleterre d’une part, un fils et son père en Allemagne d’autre part, évoquent ensemble l’effroyable passé des camps d’extermination dans ce film de Daniela Völker, un documentaire pour l’histoire.
Lors du Festival du Cinéma Américain de Deauville en 2023, avait été présenté « La zone d’intérêt », film réalisé par Jonathan Glazer (Grand Prix au Festival de Cannes), adapté d’un roman de Martin Amis. Démontrant par l’exemple la « banalité du mal », cette fiction montrait le quotidien de la famille Höss, Rudolf, Hedwig, et leurs enfants, dans leur confortable maison avec grand jardin à Auschwitz, juste derrière un grand mur cachant à peine le camp d’extermination dont Rudolf Höss était le commandant.
Pour cette froide reconstitution, Jonathan Glazer s’est inspiré de véritables documents, de photos de famille, que les spectateurs de Deauville ont pu découvrir un an plus tard, au Festival 2024, dans « L’ombre du commandant », un documentaire de Daniela Völker (sortie le 6 novembre), comme un étrange effet miroir. Au début de ce film, deux hommes entrent dans cette même maison en Pologne, Hans Jurgen et Kai Höss, fils et petit-fils de Rudolf. Petit, Hans a vécu là, une vie de famille joyeuse, insouciante, « riche et variée » dit-il. « On avait tout, même une piscine », se souvient le désormais vieux monsieur fatigué.
Le descendant d’un criminel de guerre
Une photo le montre gamin jouer avec un avion miniature, un petit stuka construit au camp. « Enfant, je n’avais aucune idée de ce qui se passait », dit-il, un môme ne pouvant imaginer que de l’autre côté du mur son père faisait brûler des êtres humains. Comme sortie de « La zone d’intérêt », une autre photo montre ce père qui pose en chemise blanche, noeud pap et cigare, et uniforme nazi. « Mon père ne nous a jamais rien dit de son travail », assure le fiston. « On parlait peu d’Auschwitz dans ma famille », ajoute Kai le petit-fils devenu pasteur ; « Mon grand-père est le plus grand tueur de masse de l’histoire », rappelle cet homme, trop conscient d’être le descendant d’un criminel de guerre.
S’il n’avait été incité à le faire pour ce documentaire, Hans n’aurait jamais lu l’autobiographie écrite par son père en prison, confie qu’il aurait préféré continuer à l‘ignorer. En visite aux Etats-Unis chez sa sœur, qu’il n’a pas vu depuis cinquante-cinq ans, celle-ci assure que leur mère, qu’elle avait fait venir en Amérique, a tout fait pour qu’ils aient une belle vie, qu’ils ont eu « de merveilleux parents ».
« Une famille juive anormale »
Le silence était aussi de mise dans une autre famille à Londres, chez Anita Lasker-Wallfisch et sa fille Maya, que l’on suit dans la seconde partie du film. Jeune fille, Anita faisait partie d’une « famille allemande normale » devenue « famille juive anormale ». Emprisonnée à Auschwitz, la violoncelliste faisait partie de l’orchestre du camp, ce qui lui a sauvé la vie : « On jouait et on espérait être encore en vie le lendemain », dit la rescapée, qui n’a plus jamais ressenti d’empathie. Avec son humour dévastateur, on l’imagine femme énergique, elle l’est encore à 98 ans.
Le traumatisme se reportant sur les générations suivantes, sa fille Maya est psychologiquement marquée par le passé d’Anita, dont elle ne sait pas grand-chose non plus. La Londonienne choisit ainsi d’aller vivre en Allemagne, pays d’origine de sa mère, dont elle ne connait même pas la langue, fière de montrer son passeport allemand. Maya accompagne Hans Jurgen et Kai Höss dans une visite du camp, là où un mur séparait une vie familiale normale de l’horreur.
Au final, une rencontre est organisée entre les deux familles, entre le fils du commandant et la rescapée, ayant vécu chacun d’un côté du mur, au même endroit, au même moment, il y a 80 ans. Durant tout ce temps, Hans Höss n’avait jamais rencontré de survivante chez elle, dans son salon. « L’ombre du commandant » plane encore sur Auschwitz, recouvre le passé, le film de Daniela Völker a permis de faire circuler la parole, la mémoire, entre une fille et sa mère, un fils et son père ; c’est aussi un document pour l’histoire.
Patrick TARDIT
« L’ombre du commandant », un documentaire de Daniela Völker (sortie le 6 novembre).