Satire outrancière, la Palme d’Or de Cannes est un réjouissant dézingage de l’argent, du luxe, de la mode… littéralement vomis par le réalisateur suédois Ruben Östlund.
« Ruben Östlund est une des voix les plus fortes du cinéma contemporain », assurait le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, au Festival de Deauville où était présenté « Sans filtre » (« Triangle of Sadness », sortie le 28 septembre) en avant-première. Avant la projection de la Palme d’Or 2022, le réalisateur suédois Ruben Östlund ne pouvait cacher sa « tristesse », en évoquant l’actrice principale de son film, Charlbi Dean, morte le 29 août à New York, à 32 ans. Pour son tout premier rôle au cinéma, elle avait été une révélation sur la Croisette, tellement elle illumine ce film insolemment décapant.
« Ruben vient d’entrer dans l’histoire en obtenant une deuxième Palme d’Or, et d’entrer dans un cercle assez fermé », ajoutait Frémaux, puisque après une première Palme d’Or pour « The Square » en 2017, Östlund rejoint notamment Francis Ford Coppola, les frères Dardenne, Ken Loach, Michael Haneke, Emir Kusturica… « C’est un cinéaste de l’ironie et pas de la moquerie, c’est un métaphysicien drôle et triste qui dit ce que notre monde est (…) L’idée est d’allier la meilleure part du cinéma américain et la meilleure du cinéma européen », précisait le délégué cannois.
Le cynisme de nos temps modernes
Remarqué avec « Snow Therapy », où un mari abandonne sa famille à l’approche d’une avalanche, Ruben Östlund avait partagé critique et public avec « The Square », qui se déroule dans le milieu de l’art contemporain. Ce sera aussi le cas avec « Sans filtre », réjouissant dézingage de l’argent, de la mode, du luxe, d’internet… qui se moque de la prétention, le cynisme, l’hypocrisie de nos temps modernes, le culte de l’apparence, de la beauté, l’obscénité de la richesse. Et en plus c’est drôle.
La première séquence est inspirée d’une dispute du cinéaste avec sa compagne Sina, photographe de mode, pendant le Festival de Cannes. On y voit un couple de mannequins, Carl et Yaya, joués par le beau gosse Harris Dickinson et la superbe Charlbi Dean, grands yeux et large sourire. Un soir au restaurant, le couple s’engueule sur qui va payer la note, le mec par habitude et galanterie ou madame plus aisée, « féministe à deux balles » qui ne trouve pas sexy de parler d’argent ?
Des flots de vomi et de merde
Au chapitre suivant, on retrouve le même couple invité sur un yacht de luxe, où on fait livrer du Nutella par hélicoptère. Un personnel soumis y est aux petits soins de passagers fortunés, dont un milliardaire russe enrichi en « vendant de la merde » et un aimable vieux couple (des fabricants d’armes qu’on retrouvera plus tard face à un de leurs « produits »). Enfermé avec ses bouteilles, le commandant (excellent Woody Harrelson) ne daigne sortir de sa cabine que pour le traditionnel dîner de gala, qu’une tempête vient saborder. Tandis que le commandant marxiste et le capitaliste soviétique échangent verres, blagues et citations, la croisière ne s’amuse plus : Ruben Östlund se délecte à déverser des flots de vomi et de merde, comme on n’en avait pas vu au cinéma depuis « La grande bouffe », c’est-à-dire il y a bientôt cinquante ans.
Panique à bord, attaque de pirates, explosion, on passe à la troisième partie, avec quelques survivants naufragés sur une île. Là, une simple femme de ménage s’auto-désigne capitaine, puisqu’elle est la seule à savoir pêcher, faire un feu, et cuisiner le poisson. Elle réorganise les richesses (un paquet de bretzel est un bien précieux), installe un matriarcat vengeur, et à l’occasion abuse un peu de son pouvoir. Assumant sa provocation, tel un vilain garçon qui rigole d’avance de ses sales blagues, Ruben Östlund signe un film absolument « Sans filtre », une énorme blague, une farce outrancière, une satire réjouissante, qui appuie là où ça fait mal.
Patrick TARDIT
« Sans filtre », un film de Ruben Östlund (sortie le 28 septembre).