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« Les milliardaires achètent des médias pour acheter de l’influence »

« C’est un achat d’intérêt, cynique », estime Edwy Plenel, directeur de Mediapart, qui a coproduit le documentaire « Media Crash ».

Un documentaire qui évoque la liberté d’informer, l’indépendance de la presse, « le droit de savoir », présenté lors de projections-débats dans toute la France.

Manœuvres, pressions et barbouzeries sur les médias… Les journalistes Luc Herman et Valentine Oberti en donnent plusieurs exemples dans « Media Crash », documentaire qu’ils ont réalisé et coproduit par Mediapart et Premières Lignes. Dont l’interventionnisme de Bolloré dans les médias de son groupe (Canal, CNews, Europe 1, Paris Match…), ou l’espionnage du journal « Fakir » commandité par LVMH et déjà raconté par François Ruffin dans son documentaire « Merci patron ! ». « Media Crash » évoque ainsi la concentration des médias français entre les mains de milliardaires, les Bolloré, Pinault, Arnault, Bouygues, Dassault… qui ont pour activité principale les affaires, l’armement, le luxe, la téléphonie, les BTP…

C’est une démocratie en danger qu’évoque ce film, à travers la pluralité, la liberté d’informer, l’indépendance de la presse, « le droit de savoir ». Actuellement en salles, ce documentaire est un support pour « provoquer des rencontres », avec des projections-débats organisées dans toute la France en cette période de campagne électorale. « Le danger est que les opinions étouffent l’information (…) L’information est un enjeu essentiel pour que le peuple ne soit pas prisonnier de la propagande », déclarait Edwy Plenel, cofondateur et directeur de Mediapart, devant un public de collégiens et lycéens, après la projection de « Media Crash » au cinéma Les Korrigans à Guingamp.

Edwy Plenel : « Ils ne pensent qu’à eux, qu’à leur pouvoir »

Après la projection de « Media Crash », vous avez mis en garde les spectateurs à bien faire la différence entre l’information et le divertissement, ce sont certainement des jeunes qui regardent Cyril Hanouna et s’informent par les réseaux sociaux, vous pensez que le message est passé ?

Edwy Plenel : Eux seuls pourraient dire s’ils ont été convaincus ou pas. Ce film, « Media Crash », est une forme d’alerte qui ne concerne pas que les jeunes, qui concerne toutes les générations, et qui concerne les responsables politiques et économiques. Une démocratie, ça devient la guerre de tous contre tous si c’est le règne des opinions. Pour que ce ne soit pas la guerre de tous contre tous, mon opinion contre la tienne et ainsi de suite, il faut des informations recoupées, sourcées, qui permettent de comprendre le réel, et ça c’est une responsabilité collective. Ce n’est pas que les jeunes qui y sont confrontés, on le voit bien, y compris dans les réseaux sociaux quand il y a des campagnes de haine, de violence, ça vient aussi d’autres générations. Prêter attention à la qualité du débat public, mettre au cœur du débat public des informations, c’est un enjeu démocratique essentiel, on le voit bien dans une campagne présidentielle où a surgi une monstruosité, quelqu’un qui est un journaliste, qui dit des mensonges, qui invente du réel, qui trahit la vérité historique, tout ça au profit d’une idéologie de guerre civile, de haine, de violence, on voit bien qu’il y a là une alerte qui concerne tout le monde.

Edwy Plenel : « Ce ne sont pas les journalistes qui seraient corrompus et vendus, c’est un système qu’il faut refonder ».

Le film rappelle qu’une dizaine de milliardaires sont propriétaires de 90% des grands médias français, pourquoi investissent-ils dans des journaux qui bien souvent perdent de l’argent et des lecteurs ?

Parce qu’ils savent que leur monde est menacé. Ils savent que leur richesse, aussi importante soit-elle, est d’un monde qui un jour ou l’autre va s’effondrer, que ça ne peut pas durer tout ça. Et donc, pour que ça dure, il faut tromper l’opinion. Pour que ça dure, il faut que l’opinion ne soit plus lucide, ne soit plus informée, ne soit plus vigilante. Et donc, ils achètent des médias pour acheter de l’influence et pour servir les intérêts aussi de ceux qui leur permettent de continuer à s’enrichir. Ce n’est pas un achat de rentabilité, ce n’est pas un achat de mécénat non plus, c’est un achat d’intérêt, d’intérêt cynique, au service de gens qui ne pensent qu’à eux, qu’à leur pouvoir, qu’à leur domination, économique, financière, et en même temps au service d’intérêts sociaux de leur petit monde, et non pas de l’intérêt collectif.

« Supprimer la redevance, c’est une mesure démagogique »

On voit bien dans « Media Crash » qu’il y a encore du journalisme d’investigation dans le service audiovisuel public, notamment France Télévisions et Radio France, or Emmanuel Macron prévoit de supprimer la redevance audiovisuelle et d’autres candidats carrément de privatiser des chaînes publiques, le service public est-il en danger ?

C’est très grave la proposition qu’a sorti de son chapeau le candidat Emmanuel Macron. Il marche sur les pas de l’extrême-droite, qui elle veut carrément supprimer le service public, et livrer l’information audiovisuelle gratuite à ces marchands du temple, ces oligarques. Proposer de supprimer la redevance, c’est-à-dire l’impôt public qui permet de financer un service public, c’est une mesure démagogique, la redevance en France est beaucoup moins chère par exemple que la redevance allemande, qui permet en Allemagne un service public démocratique ; évidemment, c’est une attaque sans précédent. Il nous faut un service public indépendant, y compris du pouvoir exécutif, qui ait les moyens de vivre indépendamment de la publicité, et indépendamment de l’actionnaire privé. C’est une question vitale pour la démocratie dans la mesure où on parle d’une radio et d’une télévision qui sont en accès libre, en accès direct, en accès gratuit. Cette gratuité, pour qu’elle soit démocratique, nous devons la financer par la redevance.

Fut un temps, il y avait une réglementation sur la concentration des médias, qui n’existe pratiquement plus, faut-il établir une nouvelle réglementation en la matière ?
Bien sûr, notre film est un appel aux futurs parlementaires de la prochaine législature, s’ils sont au service de leur indépendance, de leur mandat, et non pas de telle ou telle coterie partisane. Oui, il nous faut limiter la concentration verticale, c’est-à-dire les conflits d’intérêt, des activités contraires aux activités de l’information, et par exemple empêcher que des acteurs de la publicité soit eux-mêmes acteurs principaux des médias. Il faut limiter la concentration horizontale, en nombre et en type de médias, il faut créer un délit de trafic d’influence pour les propriétaires qui utiliseraient leurs médias pour leurs propres intérêts, il faut évidemment faire une législation protégeant les droits des rédactions, y compris dans le service public, par rapport au pouvoir exécutif, et ainsi de suite. Nous avons besoin de refonder un écosystème démocratique de l’information, car il s’agit d’un droit fondamental qui précède le droit de vote, et qui est même plus important que le droit de vote, car si on est mal informé on peut voter pour son pire ennemi, voire pour son pire malheur.

Zemmour, « un propagandiste néofasciste »

« Media Crash » rappelle que 90% des grands médias français appartiennent à une dizaine de milliardaires, qui ont bien d’autres activités que la presse.

Le film évoque les pressions sur les médias et les journalistes, mais ne risque-t-il pas d’alimenter la mauvaise image qu’ont déjà les médias et les journalistes, qui pour la plupart s’efforcent de bien faire leur travail ?

Je ne crois pas. La conclusion du film, c’est au contraire un message de résistance, qui montre qu’il y a des journalistes qui résistent et qu’il faut résister, que justement ce ne sont pas les journalistes qui seraient corrompus et vendus, c’est un système qu’il faut refonder. Je dis souvent que Mediapart peut avoir l’air d’un petit poisson, en principe courageux par ses révélations, mais il nage face à des gros requins dans une mer polluée. Le message du film, c’est qu’il faut s’occuper de dépolluer la mer.

Vous évoquiez Eric Zemmour, qui a eu une carte de presse, a été journaliste, et qui il y a encore quelques jours a fait huer les journalistes dans un meeting…

Oui, la vraie question, c’est qu’il y ait eu tant de médias, Le Figaro, le service public, LCI, puis CNews, qui aient donné une tribune à cette personne, qui est un pur propagandiste, c’est un propagandiste néofasciste qui réhabilite l’antisémitisme en réhabilitant Pétain, en laissant dire que Dreyfus était peut-être coupable et non pas innocent, en piétinant au fond toute la tradition démocratique. C’est une monstruosité politique qui renaît et qu’il faut combattre.

Le sous-titre de « Media Crash » est « Qui a tué le débat public ? », mais il y a plusieurs coupables, plusieurs responsables…

C’est comme dans « Les Cigares du Pharaon » de Tintin, il y a plein de gens derrière les cagoules, aux intérêts très différents, il y a des présidents de la République, il y a des oligarques, il y a des patrons de médias, il y a des mercenaires, il y a des barbouzes, et il y a des journalistes qui, intéressés peut-être par l’argent et la carrière, passent du côté obscur de la force.

Propos recueillis par Patrick TARDIT

« Media Crash », un documentaire de Luc Herman et Valentine Oberti. Programme des séances et débats : www.mediapart.fr/MediaCrash

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