Jean-Christophe Averty, « Méliès du petit écran »
Sylvie Pierre, Université de Lorraine
Disparu le 4 mars, Jean-Christophe Averty a inventé durant le XXe siècle, l’art télévisuel se démarquant de l’École des Buttes-Chaumont. Par l’originalité et par le nombre de ses émissions, par ses relations avec le public, il a marqué l’histoire de la télévision française.
Une formation cinématographique
Diplômé de l’IDHEC, où il apprend surtout « à découper et à confectionner un story-board » (Sylvie Pierre, 2017, Jean-Christophe Averty : une biographie, INA, Éditions Le Bord de l’eau, Paris, p. 65-88.), c’est par hasard qu’Averty entame une carrière à la Radio-diffusion télévision française en 1952, sous la direction de Jean d’Arcy, directeur des programmes, qui lui donnera toute liberté dans son expression (il sera nommé réalisateur en 1956).
Ses réalisations couvrent quatre genres principaux : le jazz, la variété, la biographie rêvée et le show dans lesquels il s’est distingué par une recherche graphique et narrative sans précédent. Il est connu comme celui qui est à l’origine de l’art télévisuel, c’est-à-dire l’écriture par l’image. Metteur en pages à la télévision, Averty découpe l’écran en petites fenêtres dans lesquelles il se passe des choses multiples à des échelles différentes. Ubu roi (1965), Les Raisins verts (1963-1965) et beaucoup d’autres émissions en sont des exemples.
Sa biographie à paraître prochainement porte sur une série d’entretiens menés avec lui pendant plusieurs années (2011-2015) et sur son fonds d’archives inédites composées de correspondances et de carnets de notes personnelles.
Une notoriété au-delà des frontières
Dans l’histoire de la télévision française, Averty est considéré comme un des plus grands créateurs télévisuels et les prix qu’il a reçus en attestent. Averty a reçu en effet de nombreuses distinctions en France et à l’étranger qui montrent la richesse et la diversité de ses productions télévisuelles. Pour n’en citer que quelques-uns : Prix Bête et Méchant d’Hara-Kiri (1963) ; Prix des Graphistes des Compagnons de Lure (1964) ; Grand Prix international de la Télévision (Emmy Award) (1964) ; Prix Adolf-Grimme Westphalie (1969) ; 7 d’argent de la télévision (1975) ; Rose d’or au Festival de Montreux pour l’ensemble de son œuvre (1985).
En 1966, Dali déclare : « Averty, le premier réalisateur de télévision au monde ». Il a joui non seulement d’une immense réputation mais aussi d’une aura qui le distingue de bien d’autres contributeurs à l’histoire de la télévision française. Il est perçu comme « l’un des meilleurs réalisateurs de variétés » (Cazenave François, « Jean d’Arcy parle », Paris, INA, p. 33-34.), ce qu’il fut, d’ailleurs, durant la quarantaine d’années où il a magnifié Jacques Dutronc, Johnny Hallyday et Sylvie Vartan, Serge Gainsbourg et Jane Birkin, Dalida, Sheila, Jeanne Moreau, Line Renaud, Yves Montand, Claude François, Tino Rossi, Henri Salvador, Juliette Gréco, Gilbert Bécaud et tant d’autres qui ont fait la chanson française.
Un langage télévisuel
À une époque fondatrice d’une télévision publique qualifiée tour à tour de « télévision de service public », « télévision des hussards noirs de la République », « École des Buttes Chaumont », il est apparu aux yeux de ses contemporains comme un metteur en scène ou metteur en page sans équivalent dans le contexte. Dans la filiation de Méliès, influencé par le surréalisme et les auteurs d’avant-garde, en marge de l’École des Buttes-Chaumont, qui prône le réalisme et le direct, il choisit de pratiquer l’humour noir et crée un langage télévisuel fondé sur les contrastes et les effets spéciaux.
Pour lui, la télévision est une façon (la façon) de voir le monde, pas toujours réelle, un art poétique majeur basé sur des écrits et des montages graphiques où l’imagination et la vie de l’esprit sont primordiaux :
« Il faut immédiatement frapper le spectateur chez lui, lui donner une grande gifle esthétique ou plastique dans la figure. Car la télévision est un tableau vivant chez soi. » (Sylvie Pierre, ibid.)
La technique audiovisuelle opère comme un outil de médiation entre le monde et le spectateur, sans qu’elle se laisse réduire à un instrument pour représenter la soi-disant « vérité ».
« La réalité télévisuelle n’est qu’une illusion. Toute image proposée par la télévision, est réelle dans la mesure où elle ne représente qu’un rêve éveillé, _surréaliste (…) Mes images sont surréalistes dans la mesure où elles montrent tout ce que les autres ne voient pas. » (Sylvie Pierre, ibid.)
Averty s’expliquera souvent sur ses choix artistiques :
« Pour moi, la télévision, c’est comme un journal : je suis chargé de la mise en pages – une mise en pages étalée, à plat, très graphique, très lisible tout de suite. Je dois présenter quelque chose d’immédiatement visible à l’œil, qui soit agressif ou captivant, mais du premier coup. » (Le Monde, 1 octobre 1964)
Il a utilisé la télévision comme un véritable « laboratoire de recherche », s’appropriant la technique au fur et à mesure de ses avancées, ouvrant des voies nouvelles, comme un alpiniste qu’il n’était pas, à la représentation originale. Il a créé l’« effet télé », a traversé la création conceptuelle, annoncé des jeux d’écriture dans le cadre de la petite lucarne, osé être littéraire et poétique.
Il a accompagné le développement de la télévision nationale, dont on connaît les étapes. Du noir et blanc à la couleur, du trucage artisanal à l’incrustation puis au numérique, il a su tirer de la technique audiovisuelle en constante évolution de quoi satisfaire son besoin permanent de création et offrir au public des émissions de grande qualité artistique, par quoi il a marqué son époque par son extraordinaire talent.
L’influence des surréalistes
Son œuvre tient à ses rencontres, à son admiration pour les peintres et les auteurs surréalistes, au jazz, à son amitié avec Jean Cocteau, à la fréquentation d’André Breton, de Jacques Prévert, à l’engouement d’Abel Gance, rencontrés, pour certains, dès son adolescence.
Il n’a cessé de reconnaître sa dette à l’égard de ceux qu’il tient pour ses maîtres : Lautréamont, Roussel, Braque, Jarry, Gracq, Ernst, Dali, Magritte, etc. Averty a inscrit son œuvre dans l’histoire de l’art du XXe siècle et a mis en images les œuvres qu’il aimait – Ubu roi (1965, 1971), Un beau ténébreux (1967), Le Surmâle (1980), etc. – ou emprunté à ces artistes pour illustrer ses émissions – Le Bœuf sur le toit (1975), Mouchoir de nuages (1976), Le Château des Carpathes (1976), Chanteclerc (1976), Impressions d’Afrique (1977), etc.
Son refus du réalisme vient d’une jeunesse marquée par la guerre et sa violence. C’est pourquoi la réalité d’un monde merveilleux, sinon féérique, s’immisçait souvent dans son écriture. Les « biographies rêvées » qu’il a consacrées à Fragson, à Musidora, à Méliès en sont des exemples parmi bien d’autres : il a convoqué des célébrités du passé, parfois oubliées, pour les faire revivre à sa manière, en mêlant histoire et imaginaire. Les dizaines de musiciens de jazz qu’il a filmés au plus près durant les festivals de Cannes et d’Antibes témoignent tout autant de son souci de donner à voir l’émotion suscitée par une interprétation que de laisser une trace (il retransmet les concerts des festivals de jazz de Cannes et d’Antibes à partir de 1958).
Magicien des images, il maniait l’outrance autant que la gravité sans hésiter à dénoncer avec humour le racisme, la pauvreté ou la religion. C’était sa manière à lui de s’engager. Son impertinence, le rythme de ses émissions, son humour noir grinçant, caricatural, mordant, agressif ont provoqué souvent la polémique auprès des téléspectateurs de l’unique chaîne et des critiques de télévision.
Nombre de téléspectateurs associent l’image du fameux « Bébé dans la moulinette » des Raisins verts (1963-1964) à Averty tant le scandale a marqué les années 1960. Lui, disait de cette trouvaille : « J’ai réussi à transformer une moulinette en symbole national. Ce n’est pas si mal. C’est un bel objet, un symbole cosmique ». Avec les Raisins verts, il a voulu magnifier la bêtise pour mieux la dénoncer. Sa volonté était d’offrir des choses nouvelles au public, de le faire bouger, de lui ouvrir les yeux et il n’hésitait pas à le provoquer. Il y a ceux qui aimaient et ceux qui détestaient. Les fondateurs de Hara-Kiri lui ont remis le prix « Bête et méchant » en 1963, saluant l’esprit caustique dont ils étaient les plus notoires praticiens.
Anne-Marie Duguet, auteure d’un ouvrage sur l’esthétique d’Averty, écrit qu’elle est « sans équivalent dans le contexte télévisuel ». L’Emmy Award qu’il a reçu en 1964 à New York atteste de son influence aux États-Unis où ses émissions de jazz sont encore très largement diffusées.
Pour une télévision de qualité
Averty voulait faire de la télévision un outil au service de l’intelligence afin de lui donner la légitimité culturelle et artistique qu’elle n’avait pas en naissant. Il n’a jamais cherché à plaire. Mais il n’a jamais cessé de donner le goût de la culture et du beau à ceux qui regardaient la télévision. Son style rompait avec certaines émissions conformistes et conventionnelles installées à la télévision, supposées apporter pour certaines la promesse du bonheur et pour d’autres de l’évasion.
N’oublions pas le contexte de l’époque dans laquelle il a exercé, ce qu’il n’est pas loin de considérer comme un sacerdoce. Lorsqu’Averty entre à la télévision en 1952, celle-ci sort tout juste des limbes. Comparé à celui d’aujourd’hui, le public est demeuré relativement restreint pendant toute sa carrière, mais il est intéressant de constater à quel point il a toujours entretenu une relation étroite avec les spectateurs, toutes classes sociales confondues. Il est certainement le réalisateur qui a reçu le plus de courriers de téléspectateurs. Averty défendait une conception de la télévision qui ne considère le public ni comme une masse (« mot affreux »), ni comme une cible à sonder (« on ne sonde que les malades »), mais comme des individus pensants, sensibles, curieux, passionnés. Pourquoi pas.
La télévision à laquelle il aspirait n’est pas advenue. La télévision en faveur de laquelle il a bataillé durant des années avait des missions à accomplir : divertir, certes, mais aussi et peut-être d’abord informer, instruire, stimuler l’esprit, ouvrir l’espace du regard au merveilleux et au rêve. Le parcours d’Averty est d’abord celui d’un homme aux combats multiples toujours respectueux du public, mais aussi celui d’un homme qui entendait faire partager sa culture et ses passions, se démarquant de ceux qui ont fait le choix de l’immédiateté et sinon de la vulgarité.
Averty rêvait encore ces dernières années (conscient sans doute qu’il s’agit d’un rêve) d’une société où la télévision ne serait plus soumise à la pression des annonceurs publicitaires, qui ruine l’intelligence des spectateurs et la créativité des auteurs : « La seule marque de respect que l’on doive au public, c’est de ne jamais sous-estimer son intelligence » me disait-il souvent.
Averty était un homme qui récusait le bon goût, les concessions, le conformisme. Parfois excessif, toujours sincère et profondément moderne et créatif. Son œuvre marquera l’histoire de la télévision par son incroyable inventivité dans l’art télévisuel.
Sylvie Pierre, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication/Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.