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Les pyramides ont-elles été construites par des tyrans ?

Tête de Mykérinos, vers 2500 av. J.-C., Museum of Fine Arts, Boston.

Christian-Georges Schwentzel, Université de Lorraine

Alors que les techniques de construction des grandes pyramides d’Égypte suscitent toujours de vifs débats, que savons-nous de la personnalité des pharaons qui firent édifier ces extraordinaires montagnes de pierres ?

Dans la tête de Khéops ?

Les textes contemporains des pharaons de la IVe dynastie (vers 2620-2500 av. J.-C.), bâtisseurs des grandes pyramides, sont peu nombreux. De plus, ils expriment l’idéologie officielle. Il en est de même des représentations des souverains dans la sculpture : il ne s’agit pas de portraits à proprement parler, mais d’images idéalisées.

Nous ne disposons pas de textes écrits par des opposants au régime pharaonique, ni de documents extérieurs nous décrivant l’Égypte au IIIe millénaire av. J.-C. Aucune confrontation des sources, pourtant essentielle pour le travail de l’historien, n’est donc possible. On ne peut entrer « dans la tête de Khéops » afin de décrypter ses motivations intimes, comme des chercheurs tentent de le faire aujourd’hui pour Donald Trump, Xi Jinping ou Vladimir Poutine.

Les principaux textes, qu’ils soient égyptiens ou grecs, évoquant la personnalité des souverains de la IVe dynastie, ont été écrits des siècles après leur mort. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne correspondent pas à la réalité, mais le doute est tel qu’on ne peut en tirer aucune information absolument certaine. Ces œuvres nous renseignent néanmoins sur la manière dont la postérité a perçu, dès l’Antiquité, les pharaons bâtisseurs des grandes pyramides.

Snéfrou assis sur son trône, Musée du Caire.
Wikipédia

Le sympathique pharaon Snéfrou

Snéfrou, fondateur de la IVe dynastie et constructeur, à lui seul, de trois pyramides, apparaît dans la littérature égyptienne comme un souverain débonnaire et bon vivant, un peu à la manière du roi Henri IV en France.

Dans La Prophétie de Néferti, alors qu’il s’ennuie, le pharaon fait convoquer ses conseillers : ils lui recommandent de faire appel à Néferti, un prêtre talentueux qui sait raconter de belles histoires. Arrivé au palais, Néferti demande à Snéfrou ce qu’il préfère : des récits du passé ou bien des prophéties révélant ce qui se produira en Égypte après sa mort. Snéfrou opte pour le futur. Néferti lui annonce alors de graves troubles, heureusement suivis par l’arrivée d’un roi sauveur qui rétablira l’ordre pharaonique : Amenemhat Ier, fondateur de la XIIe dynastie, vers 1960 av. J.-C.

Bien sûr, il s’agit d’une prophétie écrite après coup pour justifier le pouvoir de la dynastie d’Amenemhat. Il est néanmoins intéressant de remarquer que c’est Snéfrou qui, dans la propagande ultérieure, fera figure de référence, légitimant par avance ses lointains successeurs.

On voit aussi que Snéfrou est un monarque tout puissant : ses visiteurs se mettent à plat ventre devant lui ; ce qui ne l’empêche pas, ensuite, de sympathiser avec Néferti qu’il appelle son « ami ».

Dans une autre histoire, transmise par le célèbre papyrus Westcar, comportant un ensemble de contes composés entre 1800 et 1600 av. J.-C., on retrouve le même Snéfrou qui s’ennuie à nouveau. Il est même un peu déprimé, jusqu’à ce que son entourage lui donne l’idée d’équiper une barque et d’y installer vingt jolies concubines peu vêtues.

Charmé par cette perspective, Snéfrou ordonne :

« Qu’on amène vingt filles, dont le corps soit des plus beaux, que soit belle aussi leur poitrine, et bien tressée leur chevelure ».

Les filles, à moitié nues, se mettent à ramer sous les yeux de leur maître, ravi par ce spectacle. Mais un accident survient : en relevant sa chevelure, une jeune beauté fait tomber dans l’eau l’un de ses bijoux. Le pharaon propose de lui en offrir un autre, mais elle répond que c’est le sien qu’elle veut. Alors Snéfrou fait appel à un magicien qui écarte les eaux, repêche le bijou et le rend à la fille. Puis la charmante promenade reprend et Snéfrou passe « un heureux jour en compagnie de toute la maison royale ».

Le fondateur de la IVe dynastie paraît donc bien sympathique : il ne se fâche pas contre la fille qu’il aurait pourtant pu traiter de capricieuse.

Statuette de Khéops, Musée du Caire.
Wikimedia

Khéops, cruel et despotique

Parmi les contes du papyrus Westcar se trouve également l’histoire du magicien Djédi, capable de recoller des têtes d’animaux décapités. Cette fois, c’est Khéops, successeur de Snéfrou et bâtisseur de la plus grande pyramide de Gizeh, qui fait appel au magicien. Djédi décapite devant lui une oie, une grue et un bœuf dont il remet ensuite la tête en place. Mais, alors que le pharaon lui demande de réaliser son tour sur un prisonnier, le magicien refuse car, dit-il, « il n’est pas permis de faire cela » sur des êtres humains. Khéops ne se montre pas irrité pour autant, même s’il apparaît comme potentiellement un peu cruel, puisqu’il aurait bien aimé faire l’expérience sur un homme.

Il faut attendre les récits de l’historien grec Hérodote, qui visita l’Égypte au Ve siècle av. J.-C., pour voir s’exprimer une vision résolument négative du règne de Khéops, tandis que Snéfrou paraît oublié.

Hérodote dépeint Khéops comme un despote mégalomane qui aurait épuisé son peuple en le mobilisant de force pour la construction de sa pyramide, symbole de démesure absolue. Il aurait aussi fait fermer « tous les temples ». Les prêtres interrogés par l’historien lors de son séjour en Égypte faisaient-il référence à un conflit qui opposa le pharaon au clergé, ou bien ne s’agissait-il pour eux que d’un stéréotype du mauvais roi, forcément vu comme un hérétique ? Il est malheureusement impossible de trancher en l’absence d’autres sources.

La princesse Néfertiabet, sans doute fille de Khéops, vêtue d’une robe en léopard. Musée du Louvre, Paris.
Wikimedia

« La fille de Khéops est une putain »

Hérodote raconte aussi que Khéops aurait prostitué sa fille, car il n’aurait pas eu assez d’argent pour financer sa grande pyramide ! Il aurait ainsi placé la princesse dans un bordel. Forte de son succès, elle aurait ensuite travaillé pour son propre compte en demandant à chacun de ses clients de payer ses charmes par une pierre de construction.

Statue de Khéphren, musée du Caire.
José-Manuel Benito Álvarez/Wikipedia, CC BY-SA

« Khéops, épuisé par ces dépenses, en vint au point d’infamie de prostituer sa fille dans un lieu de débauche, et de lui ordonner de tirer de ses amants une certaine somme d’argent. (…) Non seulement elle exécuta les ordres de son père, mais elle voulut aussi laisser elle-même un monument. Elle pria tous ceux qui venaient la voir de lui donner chacun une pierre pour les constructions qu’elle projetait. Ce fut de ces pierres, me dirent les prêtres, qu’on bâtit sa pyramide […] »

Il est intéressant de remarquer que des prêtres diffusaient ce genre de calomnies à l’époque d’Hérodote. Khéops était alors vu comme un despote doublé d’un maquereau. Il y a aussi une part de plaisanterie salace dans cette histoire : le lecteur ne peut s’empêcher d’imaginer le nombre très élevé de passes qui permirent à la princesse de se faire construire sa pyramide, au rythme d’une pierre par client !

Mykérinos, incestueux et alcoolique

Alors que Khéphren, bâtisseur de la deuxième pyramide de Gizeh, fait lui aussi figure de tyran, son fils et successeur Mykérinos est plus modérément décrit, du moins au début de son règne : il rouvre les temples et rend la justice de manière équilibrée. Sa pyramide est aussi plus petite que celles de ses prédécesseurs.

Mais son image se ternit dans un second temps : pris d’une passion incestueuse pour sa fille, il la viole. « Folle de chagrin, elle se suicida par pendaison », écrit l’historien grec.

Mykérinos entre la déesse Hathor, à gauche, et une autre déesse, à droite. Musée du Caire.
Wikimedia

Cette histoire pourrait être en lien avec le mythe de la déesse Hathor, divinité aguichante, au point d’exciter son propre père, le dieu solaire Rê. Hathor fut honorée par Mykérinos qui la fit représenter à ses côtés, sur une sculpture aujourd’hui au Musée du Caire, vêtue d’une robe tellement moulante qu’elle paraît presque invisible.

Après le suicide de sa fille, un oracle lui ayant annoncé sa propre mort six ans plus tard, Mykérinos sombra dans l’alcool et la débauche. Encore un règne bien sombre.

L’image tyrannique de Khéops, Khéphren et Mykérinos s’est donc progressivement constituée à travers les siècles, atteignant son paroxysme dans l’œuvre d’Hérodote, avant que Diodore de Sicile ne la relaie, à son tour, au Ier siècle av. J.-C.

Cette image noire alimente aujourd’hui encore notre fascination pour les pyramides et leurs commanditaires, le gigantisme architectural étant volontiers associé, dans notre imaginaire, à l’affirmation d’un pouvoir despotique et cruel.




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Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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