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Ouvriers de Lorraine (1936-1946)

Jean-Claude Magrinelli brosse une grande fresque historique du mouvement ouvrier en trois volumes : du Front populaire à l’Occupation, Dans la résistance armée et De la libération à la guerre froide. (1)

Ouvriers de Lorraine, tome 1 (Editions Kaïros)
Ouvriers de Lorraine, tome 1 (Editions Kaïros)

1936-1946 : dix années qui ont changé la France et la Lorraine. Dix années au cours desquelles se sont succédé trois régimes : la 3ème République finissante, la collaboration de l’Etat français avec l’occupant, et la 4ème République naissante.
Dans le premier tome, intitulé Du Front populaire à l’occupation, l’auteur apporte un éclairage particulièrement vif sur la période qui va de juin 1936 à juin 1941 où l’on voit apparaître, avec le Front Popu, l’émergence d’une classe ouvrière unifiée, combative, antifasciste et qui oppose une forte résistance aux milieux conservateurs. Ceux-ci prendront le dessus après l’échec de la grève du 30 novembre 1938 et pendant la drôle de guerre.
Si Jean-Claude Magrinelli nous renseigne aussi savamment et aussi complètement sur ces années troubles, c’est qu’il a pu consulter, cinq années durant et par dérogation, l’ensemble des archives de l’époque, qu’elles soient d’origine préfectorale, judiciaire, policière, française et allemande. C’est le fruit de ce travail scientifique qui est restitué ici avec nombre de documents d’origine et de quelques photos rares.

Répression féroce

Le deuxième tome intitulé Dans la résistance armée, va de 1941 à 1944. L’auteur plonge ses lecteurs dans les années de la guerre, années difficiles, cruelles parfois où s’exerce la répression féroce des nazis avec le concours de l’administration française pour venir à bout de la résistance ouvrière. Notamment dans le département de Meurthe-et-Moselle dont les usines et les mines alimentent l’effort de guerre allemand. Ce fut un échec.
Le troisième tome, De la libération à la guerre froide, raconte la nouvelle donne politique en Lorraine au lendemain de la Libération. Le mouvement ouvrier revient au premier plan mais dans un contexte difficile : les pénuries perdurent et l’épuration a été réduite. La droite ralliée à de Gaulle se reconstitue. Une minorité quitte la CGT pour fonder Force Ouvrière. Sont en germe la Guerre froide et la division du mouvement ouvrier pour une longue période.

A propos de l’auteur

Jean-Claude Magrinelli, auteur de trois ouvrages sur le mouvement ouvrier en Lorraine de 1936 à 1946 (DR)
Jean-Claude Magrinelli, auteur de trois ouvrages sur le mouvement ouvrier en Lorraine de 1936 à 1946 (DR)

Jean-Claude Magrinelli est né en 1948 à Auboué. Cadre de la fonction publique d’Etat en retraite, maître ès histoire contemporaine de l’université de Nancy I (1974), il est chercheur au Cridor et conférencier. Il participe aux travaux du Maitron (nom d’usage d’un ensemble de dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier dirigé (jusqu’à sa mort en 1987) par l’historien Jean Maitron puis par son successeur Claude Pennetier), du Mémorial des cheminots victimes de la répression et de l’Institut d’Histoire Sociale de la CGT. Avec son frère, Yves, il a publié en 1985 Antifascisme et parti communiste en Meurthe-et-Moselle (1919-1945).
Il signera ses ouvrages au Livre sur la Place.
Il donnera à la MJC Pichon une conférence tous publics le 27 septembre à 19 heures intitulée « Jeunes de Meurthe-et-Moselle sous l’Occupation, les temps difficiles des prises de conscience et des engagements ». L’Occupant et le régime de Vichy d’une part, les forces de la Résistance notamment communiste d’autre part, ont fortement sollicité la jeunesse. Comment y a – t – elle répondu ?

(1) Ouvriers de Lorraine (1936-1946) aux éditions Kaïros, 33 rue Ludovic Beauchet-54.000 Nancy.kairos-nancy@laposte.net

Entretien avec Jean-Claude Magrinelli

-Pourquoi ce travail sur le mouvement ouvrier de Lorraine ?

Ouvriers de Lorraine, tome 2 (Editions Kaïros)
Ouvriers de Lorraine, tome 2 (Editions Kaïros)

La Meurthe-et-Moselle a été en 1929 le premier producteur d’acier de France. L’industrie du fer y employait 15.000 mineurs et 40.000 métallurgistes. Il y avait alors 42 mines de fer et 21 usines sidérurgiques. Elle employait au total 150.000 salariés, dont beaucoup d’étrangers, essentiellement des Italiens et des Polonais. J’ai étudié les départements de Meurthe-et-Moselle, Meuse et Vosges, en excluant la Moselle annexée au Reich de 1940 à 44.
Aujourd’hui, il n’y a pratiquement plus d’industrie minière et sidérurgique en Lorraine. J’ai donc voulu rappeler cette histoire des hommes qui l’ont construite. La désindustrialisation s’est accompagnée d’une dispersion des sidérurgistes. Elle ne doit pas être synonyme d’oubli. Il n’y a plus désormais que des descendants de ces ouvriers. C’est d’abord pour eux que j’ai voulu mettre en lumière le rôle et la place de leurs pères et grands-pères.

-Pourquoi cet éclairage sur la décennie 1936-1946 ?

C’est une période au cours de laquelle trois régimes bien différents se sont succédé. Cependant, les trois ont été confrontés à un même problème : quelle place donner à la classe ouvrière, devenue une force sociale majeure à partir de 1936 ?
Car 1936, c’est le Front populaire et le second grand mouvement gréviste du siècle après les grèves de 1905. A la différence qu’en 1936 naît un syndicalisme de masse durable, organisé et combattif.
En 1935, les deux branches de la CGT (réformistes et unitaires) se réunifient. En Meurthe-et-Moselle, l’Union départementale CGT voit le nombre de ses adhérents passer de 7.000 en décembre 1935 à plus de 80.000 ouvriers en 1937. Un salarié sur deux. Cela va tout bouleverser. Cette force réclame des droits. La victoire du Front populaire les lui donnera.

-De quels droits parlez-vous ?

Le 7 juin 1936 sont signés les accords de Matignon qui accordent notamment aux ouvriers une hausse des salaires supérieure à 12%, 15 jours de congés payés par an, des conventions collectives, la reconnaissance des sections syndicales, l’élection des délégués d’ateliers ainsi que ‘’la semaine anglaise’’ c’est-à-dire la semaine de 40 heures de travail. Cela change complètement la condition ouvrière. « Enfin, on respire » dans la famille, dans la cité, à l’usine… Le patron n’est plus le monarque de droit divin qu’il était jusqu’ici.

– Et comment réagit le patronat ?

Le patronat lorrain, dans la sidérurgie et le textile surtout, accepte mal ces avancées sociales. Il accepte difficilement que les salariés aient un représentant qui n’est plus le contremaître. Et puis, il agit pour obtenir des dérogations aux 40h hebdomadaires au motif que la sidérurgie lorraine travaille pour la défense nationale.

-Et alors ?

La CGT y est opposée, avançant la proposition qu’il faut donner du travail aux 400.000 chômeurs du pays avant d’imposer des heures supplémentaires. Après d’âpres discussions, des dérogations seront accordées au Comité des Forges.

-Quelles conséquences politiques ont eu ces événements ?

Dès juillet 36, la Lorraine voit naître le Rassemblement National Lorrain (RNL), fusion entre la droite républicaine et les groupes d’extrême droite. Ce rassemblement est à l’initiative de deux députés de Meurthe-et-Moselle, Louis Marin et François Valentin. Des hommes comme Xavier Vallat (futur responsable du Commissariat aux Questions Juives) et Jacques Doriot (chef du parti fasciste PPF). Ce qui les rassemble, l’anticommunisme. Pour eux, la France est menacée de révolution sociale, avec le « Front populaire » au pouvoir et une CGT aux mains des communistes. Il existe aussi une force conservatrice : la hiérarchie de l’église catholique incarnée par Mgr Fleury, évêque de Toul et de Nancy. Il condamne publiquement le socialisme, le communisme et la CGT en octobre 36. Il existe en effet depuis 1923 un syndicat chrétien dans la région, la CFTC. Cependant, une majorité d’ouvriers catholiques adhèrent à la CGT. Bien des militants de la jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) sont membres de la CGT. Depuis 1905 et la loi sur la laïcité, les ouvriers, dans toute leur diversité philosophique, politique et religieuse, font la part des choses. A partir de 1936, le syndicat les rassemble tous, pour mieux les défendre tous.

-Quelle est l’évolution de ce mouvement ouvrier ?

Cette émergence d’une classe ouvrière organisée, au sein de laquelle le parti communiste prend une place essentielle – il est de tous les partis le seul à être organisé sur les lieux de travail – suscite des peurs. En octobre 38, le parti radical quitte le Front Populaire. Un nouveau gouvernement dirigé par Edouard Daladier, soutenu par la droite, entend « remettre la France au travail ». Il remet en cause un certain nombre d’acquis de 36, par décret-loi, le principal étant les 40 heures. Le 30 novembre 1938, la CGT organise seule une grève nationale contre ces décrets lois. Ce fut un échec (8.000 grévistes dans le département), suivi d’une terrible répression patronale. (198 ouvriers licenciés, 118 ouvriers sanctionnés, la plupart des responsables syndicaux)
Je termine le premier tome en juin 1941, c’est à dire une année après l’arrivée des Allemands à Nancy. Cette première année d’Occupation est une année transitoire : l’occupant est « courtois », la collaboration se met en place avec le préfet nommé par Vichy qui entend garder une certaine autonomie d’action, notamment en matière de maintien de l’ordre. Mais le 22 juin 41, l’attaque d’Hitler contre l’URSS transforme le conflit en guerre européenne. Elle change aussi les conditions de l’Occupation en Lorraine ; l’occupant agit désormais avec brutalité.

-Que se passe-t-il alors en Lorraine ?

Ouvriers de Lorraine, tome 3 (Editions Kaïros)
Ouvriers de Lorraine, tome 3 (Editions Kaïros)

A partir de juin 41, c’est le basculement progressif dans la lutte armée contre l’occupant. Le PCF, qui avait été dissous depuis septembre 1939, se réorganise clandestinement fin juin 40 sous la responsabilité de Camille Thouvenin (de Neuves-Maisons) Jean Eggen (de Nancy) et Mario Tinelli (d’Auboué). Ils vont créer des ‘’groupes de trois’’ clandestins, chargés de diffuser la presse clandestine du parti.

-Comment agissent-ils ?

Ils distribuent des tracts nationaux et publient à partir de janvier 41 La Voix de l’Est – le journal régional d’avant-guerre. Leur imprimerie éditera à 10.000 exemplaires le tract « Bas les pattes devant l’Union soviétique » en juin. Ils se préparent aussi à la lutte armée en constituant des dépôts d’armes. Ferdinand CESCHIA, un militant de Neuves-Maisons, est fusillé en mars 41 pour « détention d’une grande quantité d’armes et munitions ». C’est au cours de l’hiver 41/42 que se constituent les premiers groupes armés de « travail particulier » c’est à dire de sabotage, à Auboué, Nancy et Neuves-Maisons. Ils passent à l’action à partir de février 1942.

-Comment réagissent l’occupant et le préfet régional Jean Schmidt ?

Par une répression de plus en plus brutale, menée par une police française de plus en plus inféodée à la police allemande. A partir de janvier 1941, le préfet fait interner des communistes notoirement connus dans chaque ville où a lieu une distribution de tracts, dans les prisons de Charles III à Nancy, de Briey et Toul. Il obtient en avril l’autorisation d’ouvrir un camp dit de séjour surveillé à Ecrouves (54). Une section spéciale près la cour d’appel de Nancy est installée en septembre 41 pour juger les résistants. Beaucoup des condamnés seront déportés ou fusillés. Il crée une section anticommuniste au sein de la 15ème brigade régionale de police judiciaire en mai 42.
L’occupant recourt aux prises d’otages suivies de déportations après les sabotages d’Auboué (70 déportés à Auschwitz) et de Dombasle (8 déportés). En juin 42, il regroupe tous ses services de police en une seule police, la SIPO und SD.

-Le deuxième tome évoque justement la résistance armée

J’étudie en effet comment les groupes de distributeurs de tracts et les groupes de saboteurs ont été démantelés par la police allemande et/ou française. Car deux Etats agissent en matière répressive, le Reich victorieux et occupant, l’Etat de Vichy, vaincu et collaborateur.
La police allemande (GFP puis SIPO und SD) démantèlera le groupe FTP de Giovanni Pacci à l’été 42. Tous les autres groupes de résistance seront démantelés par la 15ème brigade mobile, notamment le groupe de Marcel Simon (janvier et mai 43) et celui de Pierre Buffard dit groupe Gambetta (février 44). Les résistants arrêtés passeront tous aux mains de la police allemande.
Le tribut payé est lourd en Meurthe-et-Moselle : 47 fusillés à La Malpierre ; 73 internés à Compiègne dans le cadre de l’opération Theoderich (juin-août 41) ; 423 otages ; 352 internés administratifs ; 110 condamnés par la section spéciale ; 512 emprisonnés à Charles III, la plupart déportés.

A la Libération que s’est-il passé ?

En septembre 1944, le mouvement ouvrier reprend la première place. La droite, le patronat local compromis avec Vichy ont du mal à se réorganiser. Parti socialiste et parti communiste rassemblent une majorité de voix en Meurthe-et-Moselle et la CGT retrouve sa puissance d’avant la guerre. On demande aux ouvriers de tout faire pour gagner la guerre qui ne s’achèvera que le 8 mai 1945. Ils le feront, dans une période difficile. La reprise économique tarde, du chômage persiste, les pénuries perdurent. L’épuration du corps préfectorale, de l’appareil judiciaire, des milieux économiques se fait a minima. Les gendarmes et policiers compromis sont mutés d’office, sauf ceux de la section anti-communiste de Nancy qui furent jugés par la Cour de justice d’Amiens. Son chef Siméon Trouette est condamné à mort. Un certain malaise naît quand des chefs de partis collaborateurs condamnés à mort à Nancy sont graciés par de Gaulle.
La politique des blocs antagonistes (atlantiste et soviétique) va diviser progressivement le mouvement ouvrier. L’exclusion des communistes du gouvernement, la scission de FO au sein de la CGT ouvrent une période de division durable des forces ouvrières.

Propos recueillis
par Marcel GAY

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