Loïc Ballarini, Université de Lorraine
Atelier de recherche du MJMN, 3/5. Les étudiant·e·s du Master Journalisme et médias numériques (MJMN) de l’Université de Lorraine font la synthèse de leur atelier de recherche 2017-2018, au cours duquel elles et ils ont rencontré des chercheur·e·s travaillant sur les médias – depuis les pratiques professionnelles jusqu’aux thématiques récurrentes dans l’information. Une série réalisée pour The Conversation en partenariat avec le Centre de recherche sur les médiations (Crem). Pour ce troisième épisode, le texte et la vidéo sont signés Annabelle Valentin, Marine Van der Kluft et Jean Vayssières.
Dans la famille hydrocarbures, je voudrais le gaz de couche ! Depuis une dizaine d’années, ce gaz non conventionnel est à l’origine d’une importante controverse environnementale en Moselle-Est. En cause : le projet de l’entreprise EGL, récemment rebaptisée Française de l’Énergie, qui vise à extraire et exploiter le gaz de couche du sous-sol lorrain. Il s’agit de méthane présent dans les couches de charbon, et la Moselle en recèlerait d’énormes quantités. La technique d’extraction pose toutefois problème. Présentée comme « non-invasive » par la société, elle consiste à pomper l’eau présente dans les veines de charbon afin de faire remonter le gaz vers la surface. Mais si cela peut suffire pour la phase exploratoire, l’exploitation devrait avoir recours à la fracturation hydraulique – la même méthode que pour le gaz de schiste. Les opposants au projet alertent donc sur le risque de graves dégâts environnementaux tels qu’une contamination des ressources naturelles locales.
Le projet de la Française de l’Énergie entraîne ainsi de vives contestations. Celles-ci se sont intensifiées ces dernières années, avec la création de nombreux collectifs et associations. Marieke Stein fait partie de l’un d’eux. Chercheuse à l’Université de Lorraine, elle a choisi de consacrer son travail de recherche à cette polémique, en étudiant les stratégies et motivations des différents acteurs. Aux étudiant·e·s du MJMN, elle est venue présenter son analyse du traitement médiatique de la controverse.
La presse, champ de bataille privilégié de la controverse
Une controverse, comme le rappelle Marieke Stein à partir notamment des travaux de Cyril Lemieux, n’est autre qu’une situation de conflit. À ce titre, elle comprend des acteurs qui s’opposent au sein d’une structure triadique. Il s’agit des porteurs de projet, des opposants au projet, et du public tiers, qui inclut la sphère médiatique. Les différends se règlent au sein de cette triade, où chacun tente de faire pencher la balance en sa faveur, dans un équilibre constant entre confinement et déconfinement.
Les deux camps antagonistes, à savoir les porteurs de projet et les opposants, ont ainsi pour objectif de jouer sur la visibilité de la controverse : les premiers en faveur d’un confinement médiatique, puisque « moins on parle d’un projet, moins on aura de problèmes » ; les seconds, en faveur d’un processus inverse, afin de mettre au grand jour les débats, et d’attirer d’autres militants potentiels.
Si la presse a une si grande importance dans le déroulement d’une controverse, c’est que cet équilibre, que chacun tente de faire basculer de son côté, se joue pour beaucoup dans les pages des journaux. La sphère médiatique, par la lumière qu’elle peut faire sur tel ou tel évènement, joue un rôle majeur au sein du processus de confinement et déconfinement. Tel est l’un des objets de recherche de Marieke Stein : le traitement médiatique de la controverse sur les gaz de couche en Moselle-Est.
460 articles passés au peigne fin
Pour ce faire, sa méthode se veut la plus exhaustive possible, en se concentrant sur tous les articles consacrés au gaz de couche en Lorraine. Son corpus comprend ainsi, non seulement des articles de presse régionale et nationale comme Le Républicain Lorrain ou Les Échos, mais également des extraits de presse magazine ou financière. Au total, pas moins de 460 articles sont déjà passés sous les radars de la chercheuse. « Un peu minable par rapport au gaz de schiste », ironise-t-elle, celui-ci ayant suscité une couverture bien plus importante.
Le projet d’exploitation des gaz de couche en Moselle-Est commence en 2006, dans un silence médiatique relatif, d’après l’étude de Marieke Stein : à part quelques articles traitant des premiers permis d’exploration et demandes de forage, les journaux locaux demeurent muets. Ce mutisme se poursuit en 2010, en dépit d’un pic d’articles concernant l’exploitation du gaz de schiste, suite à la sortie du film Gasland, qui aborde les dangers de la fracturation hydraulique.
En 2012, toujours selon la chercheuse, un nouveau PDG, issu du monde de la finance et se définissant lui-même comme un lobbyiste, prend la tête d’EGL, future Française de l’Énergie, entreprise porteuse du projet. Ce dernier entre dans le jeu médiatique en entreprenant une stratégie de dédiabolisation, tandis que des voix militantes opposées au projet commencent à se faire entendre ; la triade est en place, et la controverse commence. Elle atteindra son paroxysme aux alentours de 2015, avec la naissance d’un nouveau projet d’exploitation des gaz de couche.
Le Républicain Lorrain, pro gaz de couche ?
Le journal quotidien de la région, Le Républicain Lorrain, est sans doute le média qui a le plus traité l’affaire. Et sa couverture est emblématique de la controverse, explique Marieke Stein. En effet, elle est loin d’être homogène sur toute la période de la polémique. Au cœur de la controverse, en 2015, le traitement des différents acteurs est alors équilibré. Le Républicain Lorrain rend compte des arguments des opposants et des réponses de la Française de l’Énergie. Les journalistes se déplacent sur la plateforme de forage et discutent avec les militants. Cependant, « les arguments des opposants sont systématiquement représentés comme des peurs, des angoisses, des récriminations », décrit Marieke Stein, qui parle de dissymétrie dans le traitement des discours.
Au fur et à mesure que la controverse enfle, de plus en plus de communes votent non au projet. « Cela commence à être très inquiétant pour cette société qui n’avait jamais rencontré d’opposition », continue Marieke Stein. Julien Moulin, PDG de la Française de l’Énergie, réagit tout de suite en multipliant les interviews. Ses interventions sont publiées en pages « Région », accompagnées de photos et d’illustrations. Au même moment, les actions des opposants sont cantonnées aux pages locales, avec de rares images. « Pour l’entreprise, généralement, le genre journalistique privilégié est l’interview », précise la chercheuse. Pourquoi l’interview ?
« Déjà parce que c’est un genre noble, qui met en valeur l’argumentaire de la personne interviewée […] et je pense que ça permet aussi au journaliste de se dédouaner, de ne pas prendre la responsabilité de ce qui est dit. »
La différence de traitement devient de plus en plus flagrante. On interviewe le premier militant venu, qui n’y connaît rien, et on l’érige en figure du mouvement. On réduit les arguments des opposants à des énumérations, alors que ceux de la société sont expliqués et détaillés. « De la part du Républicain Lorrain, il y a très clairement une volonté de faire passer les opposants pour des imbéciles », dénonce Marieke Stein. Alors pourquoi un tel parti pris ? Peut-être parce qu’au printemps 2016, la Française de l’Énergie devient annonceur du Républicain Lorrain, achetant de pleines pages de publicité. Et peut-être aussi parce que le groupe Crédit Mutuel, propriétaire du Républicain Lorrain, devient actionnaire de la Française de l’Énergie à hauteur de 4 % en 2016…
Chercheuse et militante, « une posture parfois compliquée »
Au-delà de son statut de chercheuse, Marieke Stein n’est pas étrangère aux conflits autour de l’exploitation du gaz de couche lorrain : elle-même impliquée dans la controverse depuis un an et demi, dans le camp des opposants, elle occupe une position particulière :
« C’est une posture extrêmement riche sur le plan heuristique, parce qu’elle permet justement d’interroger la question de la neutralité axiologique, indique-t-elle. Elle permet d’avoir constamment cette distance critique à l’esprit. »
Si cette position s’avère source de richesse, par sa proximité avec les aspects les plus concrets et quotidiens de la controverse, elle est à double tranchant, pouvant aussi prêter à la critique. Elle impose donc une discipline, stricte et quotidienne, qui permet de faire la part des choses. Et, peut-être, de le faire de manière plus rationnelle :
« J’ai l’impression que les chercheurs qui sont moins impliqués peuvent peut-être avoir l’illusion d’une position surplombante, qui en fait n’est quand même pas étrangère aux points de vue subjectifs, résume-t-elle. Ma position est plus rationalisée encore que celle d’autres, parce que sans ça je n’aurais aucune crédibilité, ni à mes yeux, ni aux yeux de mes pairs. »
Afin de séparer au mieux les deux aspects de sa posture, Marieke Stein s’est fixé une règle d’or : ne jamais réutiliser les données acquises au sein de ses recherches universitaires dans un but de lutte militante :
« C’est une posture parfois compliquée, parce qu’on a parfois des données que vont nous donner les interlocuteurs qu’on aura envie d’utiliser dans la lutte. Mais je fais toujours très attention à ne pas le faire. »
À choisir, en bonne chercheuse, elle préfère opter pour la méthode scientifique, au détriment de ses engagements militants :
« Je sacrifie plutôt le poids que pourraient avoir certaines informations dans la lutte à la rigueur scientifique. »
Loïc Ballarini, Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.