Michaël Girardin, Université de Lorraine
Selon la tradition, c’était le 30 août 70 : les légionnaires romains, menés par Titus, pénètrent sur le mont du temple et mettent le feu au sanctuaire, l’un des plus imposants du monde antique. Cet événement, lourd de conséquences encore aujourd’hui, est de plus en plus réinterrogé par la recherche historique. Pourquoi la révolte a-t-elle eu lieu ? Titus voulait-il la destruction du temple ou est-ce un accident ? Quelles conséquences pour le judaïsme antique ? Quelles conséquences aujourd’hui ?
Pourquoi la révolte a-t-elle eu lieu ?
La grande révolte juive a éclaté dans l’été 66, mais elle est complexe et mêle de nombreuses motivations. Le sentiment d’oppression est palpable, de même que l’espérance de la fin des temps : on croit vraiment que Rome est le dernier royaume annoncé dans la prophétie de Daniel, celui qui doit être détruit à la fin des temps par le messie. Mais d’autres motivations ont joué : un alourdissement fiscal, le terrorisme des sicaires et le contre-terrorisme des Romains, les ressentiments entre le bas clergé mené par Éléazar ben Ananias et le haut clergé, etc. Des raisons bien plus séculières, qui se mélangent aux prédications apocalyptiques et permettent de mobiliser les foules.
La conséquence de ce flou, c’est qu’une fois les Romains chassés et la première contre-offensive repoussée, plusieurs groupes se séparent, sans parvenir à s’entendre sur la suite. Dès l’hiver 68, le gouvernement d’unité semble avoir implosé. Ces querelles tournent à la guerre civile, qui ensanglante la Judée. Vespasien, envoyé pour réduire l’insurrection, n’a qu’à encercler Jérusalem en attendant que les Juifs épuisent leurs forces vives. Au cours des dernières semaines, ces luttes entre partis rivaux mènent à l’incendie des réserves de vivres dans la cité assiégée, qui tombe malgré sa résistance acharnée.
Titus voulait-il la destruction du temple ?
D’après Flavius Josèphe, le général Titus, fils de l’empereur Vespasien, voulait épargner le temple, mais l’incendie aurait été un accident survenu au cours de la lutte. La plus grande prudence s’impose toutefois à l’historien : dans tout le récit du siège, Josèphe, hostile aux révolutionnaires, inverse les rôles. Selon lui, Rome est la puissance élue par Dieu et Titus, son digne représentant, souhaite protéger le sanctuaire ; d’un autre côté, les zélotes et les sicaires sont présentés comme ennemis de Dieu. Cette opposition a pour objectif de rendre la victoire romaine explicable : Dieu n’a pas été vaincu, il était du côté du vainqueur. Elle a aussi pour objectif de justifier l’ensemble du peuple juif, en affirmant que la résistance n’est pas consubstantielle au judaïsme et que la guerre n’est le fait que d’une poignée d’extrémistes ; que ceux-ci ne représentent pas tous les Juifs. La réalité est bien sûr plus complexe.
Majoritairement, les historiens pensent aujourd’hui que le temple devait être détruit, parce qu’il était le cœur de la résistance juive. On le voit sur les monnaies émises par l’État juif entre 66 et 70 : le temple symbolise l’alliance de Dieu avec le peuple juif et la guerre, affirme-t-on, avait pour raison la protection du sanctuaire contre un pouvoir romain devenu ennemi du temple. Pour apaiser les tensions, pour mettre fin aux idées résistantes, Titus pourrait avoir sciemment détruit ce haut-lieu politico-religieux. La mesure aurait été seulement pragmatique et même préventive, sans qu’elle puisse signifier quoi que ce soit sur le point de vue de Titus sur le judaïsme.
Quelles conséquences pour le judaïsme ?
Contrairement à une idée répandue, la Diaspora, c’est-à-dire la dispersion des Juifs, n’est pas une conséquence de la guerre de 70. On trouve une diaspora dès le VIIIe siècle av. J.-C., et elle semble très bien établie dans le monde méditerranéen au IIIe siècle av. J.-C. Au fond, de plus en plus de travaux portent à relativiser l’importance immédiate de la destruction du temple dans l’histoire juive. Le judaïsme n’est pas passé d’un culte sacrificiel à une religion de prière et de charité en une seule journée : sa transformation vers le mouvement rabbinique est un processus très long, qui trouve ses racines dans l’époque du temple.
Un ouvrage récent a démontré que l’importance de 70 se comprend peut-être en réalité en 135. En effet, cette année-là, Simon bar Kokhba subit une défaite catastrophique à l’issue de la seconde révolte juive. L’empereur romain Hadrien, après la guerre, décide d’abolir la Judée, qui devient la province de Syrie Palestine. Il est désormais clair que le temple ne sera pas reconstruit dans un futur immédiat. Ce n’est qu’à partir de cette date que la pérennité de la vie sans le temple devient évidente, ce n’est donc qu’à partir de cette date que le judaïsme en vient à questionner ses structures et son identité pour s’adapter à la situation nouvelle. La chute du temple est fondamentale, mais surtout a posteriori. Traumatisme en son temps, elle ne laissait pas encore voir toutes ses implications.
Épilogue
Le temple est toutefois resté central dans la cosmogonie juive. La littérature rabbinique a pour fondement la conservation des pratiques cultuelles, pour le jour où elles pourront à nouveau être appliquées. Or, cette refondation du temple est une attente que l’on retrouve encore aujourd’hui, et la question reste très épineuse. Car le mont du temple est longtemps resté sans le temple, et en 692, le calife omeyyade Abd al-Malik ben Marwan y a fait bâtir le fameux dôme du Rocher. Nous assistons, aujourd’hui encore, aux conséquences de l’Antiquité.
Michaël Girardin, ¨Doctorant en histoire ancienne, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.