Dans « La mort se mérite », le cinéaste nancéien fait le portrait de l’anar Serge Livrozet
« Pourriture de justice française ! ». Pour avoir crié ça dans un tribunal en 1974, Serge Livrozet s’était retrouvé devant la Cour d’Appel de Colmar, où il avait d’abord fait semblant de s’amender. « Je n’aurais pas du dire pourriture de justice française », silence, avant d’ajouter : « Mais pourriture de toutes les justices, la française, la russe, l’américaine… ». Serge Livrozet, c’était ça, une grande gueule flamboyante, un révolté qui fait du spectacle.
Nicolas Drolc, 30 ans, fait le portrait de ce vieil homme, 75 ans alors, malade, usé, fatigué, mais qui a encore la verve du beau parleur qu’il a été, dans« La mort se mérite, digressions avec Serge Livrozet ». Un documentaire consacré à cet anarchiste et libertaire, insoumis et enragé, apprenti plombier et cambrioleur (prenant l’argent là où il y en a trop), militant en mai 68, détenu et fondateur du Comité d’Action des Prisonniers en 1972, qui lit Marx en prison, a fréquenté les philosophes Foucault et Sartre, écrit une quinzaine de livres, participé à la création de « Libération », créé une maison d’édition (Les Lettres Libres), et était un bon client pour les télés et « Les dossiers de l’écran ».
« Une figure oubliée de la contre-culture »
« Dans mon film précédent, Sur les toits, j’interviewais Serge Livrozet à la fin, avec lequel je suis devenu ensuite copain », raconte le Nancéien Nicolas Drolc, « Il y avait la frustration de ne lui avoir donné la parole que dix minutes, autour de la thématique carcérale, alors qu’il a fait plein de trucs, a été de toutes les luttes d’émancipation des minorités dans les années 70, a été de tous les combats, c’est une figure oubliée de la contre-culture en France ».
Après le Lycée Chopin à Nancy (« Je n’étais pas très bon élève, j’ai eu mon bac ric-rac »), la fac de cinéma à Metz, Nicolas Drolc est parti quelques années en Belgique. « J’avais rejoint l’école du cinéma, l’IAD, et en fait ça ne s’est pas très bien passé avec les profs, ils ne m’ont pas trop aimé, ils m’ont viré. Ensuite j’ai travaillé comme pigiste pendant quatre-cinq ans à la radio de la RTBF, à Bruxelles, je faisais de l’assistanat, la mise à l’antenne des journaux parlés. Là, me sont tombés dans les mains les photos de la révolte de la prison de Nancy », dit-il.
Ces clichés avaient été pris par son père, Gérard, photographe au Républicain Lorrain, lors des mutineries de 1972, immortalisant des détenus perchés sur les toits. « Je me suis dit qu’il y avait un truc à faire, une histoire méconnue des luttes sociales françaises des années 70, avec la révolte des prisons de Toul et de Nancy, j’ai mis le nez dans tout ça. J’ai lâché mon job à la RTBF et je suis rentré à Nancy pour finir le projet », précise Nicolas, « Je passais devant la prison Charles III tous les jours pour aller au collège Guynemer, je la connaissais bien de l’extérieur, je voyais les détenus aux fenêtres alpaguer les passants, le parloir sauvage en bas, tout ça n’existe plus ».
Depuis, elle a été détruite, rasée, une autre prison « moderne » a été construite à quelques kilomètres, à Malzéville, et « Sur les toits », sorti en salles en 2014, est un documentaire reconnu. « Je l’ai auto-produit avec l’aide de quelques copains, et l’ai auto-distribué ensuite. J’avais refusé de travailler avec les télés, je m’intéresse au cinéma, c’est l’endroit le plus noble pour passer des films ; la télé, j’ai compris que ça ne me correspondait pas », dit le jeune homme, qui a nommé sa société de production, Les Films Furax, « cinéma dissident depuis 2007 ». Furax, il l’est aussi : « Une société qui brandit au fronton de ses mairies égalité et fraternité, et qui laisse crever des gens dans la rue, pourrait se remettre en question ».
« Garder le contrôle sur le contenu »
C’est sans aides qu’il a tourné « La mort se mérite », a fait seul les prises de vues et de son, le montage, l’affiche, des copains ont fait la musique, un autre le mixage… Poussé par l’éditeur vidéo de « Sur les toits », Les Mutins de Pangée, le film est distribué à quelques copies, quelques salles en France, grâce aux Films des Deux Rives (Montpellier). « C’est une sortie très modeste, je n’ambitionnais pas grand-chose pour ce film, qui est très libre dans la forme, il y a de l’expérimental, du Super 8, de la musique bizarre… J’ai un peu abandonné l’idée de gagner des sous avec ça, ce sont des films très confidentiels. Et puis j’ai besoin de garder le contrôle sur le contenu, ça ne ressemble pas à un film qu’on peut voir sur Arte, et je suis content que ce soit ainsi ».
Sa formation, Nicolas Drolc l’a faite avec le réalisateur allemand Marc Littler : « J’ai appris avec lui à faire des films, à Francfort. Son travail m’a vachement inspiré, il m’a mis le pied à l’étrier ». Il tourne un moyen-métrage, « Can’t take it with you when you die », participe à la réalisation de « The Kingdom of survival », sur le courant anarchiste et la contre-culture américaine. « J’ai toujours baigné là-dedans, par la littérature, le cinéma, et par intérêt politique. Ceux qui ne se conforment pas à la société produisent une contre-culture intéressante, ça peut être la beat generation, Bob Dylan, Serge Livrozet, Hara-Kiri… », dit-il.
Contre-culture encore avec son prochain documentaire, « Ceux qui l’ont fait », qui sera consacré à la scène musicale « cold wave/post-punk » des années 80 à Nancy, les Double Nelson, Kas Product, Dick Tracy… « Cela fait deux ans que j’ai commencé avec Bernard Nguyen des Disques du Soleil et de l’Acier, c’est dans la continuité, ça m’intéresse, c’est une époque importante ».
Herzog, Vautier, Wiseman, Corman…
Image en noir-et-blanc, musique, même le titre « La mort se mérite », l’aspect de ce documentaire reprend les codes du film noir. « Il y a un côté titre de polar, de film noir des années 50 avec Robert Mitchum, qui me plaisait bien, en fait Livrozet écrit ses mémoires, il avait une liste de titres potentiels, et dedans il y avait celui-là ». Cadeau du vieil anar au jeune furax.
« J’ai toujours été branché par le cinéma documentaire », confie Nicolas Drolc, « Je m’intéresse à plein de cinémas différents, au cinéma de fiction américain des années 70, le Nouvel Hollywood, mais aussi aux films noirs, aux documentaires pointus, aux cinéastes expérimentaux, j’aime bien Herzog, j’aime beaucoup les films anti-militaristes de René Vautier, les vieux Wiseman comme les Titicut Follies ressorti ces temps-ci, je m’intéresse à tout le cinéma maudit, le cinéma obscur, le cinéma bis, les films mal aimés, les films de Roger Corman, les films d’horreur… ».
Le Nancéien a fait de nombreux voyages à Nice, où Serge Livrozet vit « comme un chat ». L’homme à l’éternelle colère, qui a désormais 77 ans, sera révolté jusqu’au bout. « Contrairement à beaucoup de gens de sa génération, qui ont vécu mai 68, il mourra sans avoir trahi les idées auxquelles ils prétendaient croire, pour de l’argent, ou par carriérisme », dit Nicolas Drolc, « Dans les années 80, il avait une aura médiatique très importante, mais pour rester fidèle à ses idées, il n’a jamais embrassé aucune carrière installée. Il mourra surtout en n’ayant jamais fait son mea-culpa, ce que la société attend d’un délinquant ». Furax un jour, furax toujours.
Patrick TARDIT
« La mort se mérite, digressions avec Serge Livrozet », un film de Nicolas Drolc, actuellement à l’affiche du Caméo à Nancy.