Maxime Fulconis, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités et Catherine Kikuchi, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines – Université Paris-Saclay
Le droit du travail est un véritable serpent de mer de la vie politique française. Après les « contrats première embauche » de Jacques Chirac, la défiscalisation des heures supplémentaires de Nicolas Sarkozy, la loi travail de François Hollande, le nouveau président a annoncé sa future loi travail comme l’une des mesures phare de son quinquennat.
Les partisans de cette réforme jugent les règles actuelles du marché du travail trop rigides, peu adaptées aux nouvelles formes de travail. Pour ces politiques qui parlent de simplification, de fluidification et de liberté d’entreprendre, le Code du travail français est à l’origine d’une grande partie des problèmes économiques du pays et fait figure de nouveau mammouth à dégraisser. On pourrait croire que la situation est inédite et liée à l’émergence des nouvelles technologies qui révolutionnent nos manières de travailler. Il n’en est rien.
La Révolution a constitué un grand moment de fluidification des lois du travail. De 1789 à 1791, les élus de la Révolution ne cessent de débattre à propos des corporations, dont le fonctionnement structure une part très importante du marché du travail au Moyen Âge et à l’époque moderne. Les libéraux de la Révolution française ont érigé en repoussoir les corporations médiévales pour promouvoir le « laisser faire, laisser passer » et contribuèrent à former l’image d’une époque médiévale où la liberté d’entreprendre était brimée par des règles absurdes. Pourtant, assimiler les corporations au Moyen Âge à un symbole de l’immobilisme imposé par des professionnels établis dans leur situation est plus que réducteur.
Hiérarchiser et protéger
Les corporations médiévales naissent dans les villes entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle. Il s’agit de regroupement de travailleurs pratiquant une même activité. Tous les taverniers, marchands ou cordonniers d’une ville devaient faire partie de leur corporation de métier. Les intellectuels avaient aussi leur corporation : on l’appelait université.
Ces individus s’organisent pour réglementer leur activité, se prêter assistance et hiérarchiser les rapports de production. La corporation bénéficie avant tout du monopole d’une certaine activité dans une ville donnée. Impossible de fabriquer ou de vendre un tonneau bricolé sur son temps libre si vous ne faites pas partie de la corporation des tonneliers ! La corporation est libre de choisir qui rejoint ses rangs. Pour y rentrer, il faut montrer patte blanche en jurant de respecter son règlement et d’obéir à ses responsables. Ces derniers sont chargés d’élaborer, de modifier et de faire respecter les règles internes, ce qui permet d’assurer la qualité des productions ou des services que la corporation fournit et qui font sa réputation.
Mais en son sein, la corporation est avant tout organisée à l’avantage des maîtres, ceux qui contrôlent les moyens de production et ont sous leurs ordres des artisans dépendants et en particulier des apprentis. Alors que le XIIIe siècle est marqué par davantage de réciprocité entre les maîtres et leurs apprentis, ces derniers se retrouvent à mesure que le temps avance dans une situation de dépendance sans cesse plus marquée. À Bologne, les contrats d’apprentissage des XIVe–XVe siècles qui lient un apprenti à un maître imposent le fait que ces contrats durent plusieurs années et affirment l’assujettissement des apprentis au maître.
Pourtant, à l’intérieur de cette hiérarchie qui reflète l’organisation productive du milieu artisanal, la corporation est aussi une institution qui protège. Un artisan dans le besoin trouvera souvent de l’aide. Les pauvres de la corporation seront souvent enterrés aux frais de leurs collègues. À Florence, les corporations offrent même une assistance juridique pour leurs membres, quels qu’ils soient. La corporation peut aussi offrir à ses membres une visibilité et une représentativité : un artisan seul n’ira pas parler au prince, ce que font couramment les représentants d’une corporation. Forts du poids économique et politique qu’ils représentent à eux tous, ils n’hésitent pas à demander au pouvoir politique des aides, des exemptions ou toutes sortes de privilèges.
Un frein à la liberté d’entreprendre ?
On comprend donc que le marché du travail est au Moyen Âge très structuré et encadré par les corporations. Mais toutes ces réglementations ne freinent-elles pas l’innovation ou la liberté d’entreprendre ? La situation est contrastée. Dans un contexte de crise économique, les corporations servent effectivement à empêcher les nouveaux arrivants de s’installer. Les corporations allemandes de la fin du Moyen Âge, extrêmement rigides, se ferment à l’entrée des nouveaux artisans et en poussent beaucoup à partir de chez eux pour trouver du travail ailleurs. Dans l’idée de protéger ceux qui sont déjà installés, on se ferme aux jeunes, aux étrangers… et aussi aux femmes. Toujours en Allemagne, mais aussi en Flandre, les corporations se ferment petit à petit au travail des femmes au XVIe siècle, à cause d’un contexte économique difficile et de l’évolution des mentalités, qui est peu favorable à leur autonomie.
Pourtant les corporations peuvent également servir de creuset à l’innovation. Elles gardent jalousement leurs techniques et cherchent souvent à en élaborer de plus abouties, afin que ses produits soient uniques. Elles peuvent accueillir en leur sein des artisans qui apportent des secrets techniques inconnus… surtout quand ces innovations permettent d’économiser l’investissement dans le matériel. Les corporations sont bien moins enthousiastes quand les innovations entraînent des économies de main d’œuvre… Chaque inventeur voit sa réception évaluée au cas par cas, pour voir dans quelle mesure il peut permettre au métier de se développer, même si parfois les autorités peuvent passer outre les recommandations de la corporation. C’est le cas notamment de ce Français, Robert, qui eut bien de la chance d’être soutenu par les autorités vénitiennes en 1493 : la corporation des verriers de Murano est contre son acceptation, car il est étranger et tous les verriers sont censés être Vénitiens ou Muranesi, mais les autorités l’autorisent à s’installer car il apportait une manière de produire des panneaux de verre rouge.
En effet, les corporations étaient souvent beaucoup moins puissantes qu’on ne le pense… Certes, la riche corporation de la laine à Florence finance la construction de la coupole de la cathédrale. Mais pour une association de riches marchands, combien de corporations qui peinent à se faire entendre, face à un pouvoir politique qui suit son propre agenda : quand Charles Quint abolit unilatéralement les privilèges politiques des guildes dans 27 villes libres de l’empire entre 1548 et 1552, les artisans ne font pas le poids…
La liberté contre les régulations ?
En supprimant les corporations en 1791, les élus de la Révolution disaient lutter contre le caractère contraignant et injuste des corporations. Pour éviter qu’elles ne réapparaissent, la loi Le Chapelier interdit formellement aux travailleurs de se réunir et de se concerter, car ses promoteurs estimaient que ces réactions allaient à l’encontre de la liberté d’entreprendre et de ce qu’ils estimaient être le sens des évolutions économiques. Se faisant, ils contribuèrent à ôter aux travailleurs toute protection et possibilité de défendre leurs intérêts, au grand bénéfice de leurs employeurs. Cette loi joua un rôle de premier plan dans l’évolution de la condition ouvrière du XIXe siècle et empêcha longtemps la constitution des syndicats, à l’origine d’une part importante de notre modèle social.
Aujourd’hui, les lois du travail et ceux qui les défendent sont parfois présentés comme des avatars de l’égoïsme social et du conservatisme en matière de droits sociaux. Pourtant, lorsqu’elles sont bien pensées, les règles sont moins des contraintes que des moyens de protéger une société des soubresauts de la conjoncture et des effets néfastes de certaines pratiques. Bien meilleur rhétoricien que nous, Cicéron disait : « Nous sommes esclaves des lois pour pouvoir être libres ».
Si des règles adaptées à un certain marché du travail peuvent effectivement devenir des freins à l’innovation à mesure que le contexte économique évolue, il conviendrait sans doute de mesure garder et de ne pas tomber dans l’excès inverse, car les formes d’ubérisation peuvent conduire à de nouvelles prolétarisations. Tous les traités de médecine médiévale le disent : lorsque l’ongle est nécrosé, le sage médecin coupera plutôt le doigt que le bras.
Maxime Fulconis, Doctorant à l’Université Paris-Sorbonne, (Ecole Doctorale Mondes Ancien et Médiévaux) , Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités et Catherine Kikuchi, ATER à l’Université de Versailles Saint Quentin, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines – Université Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.