Combien « vaut » vraiment un patron du CAC 40 ?
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Luc Meunier, Grenoble École de Management (GEM) et François Desmoulins-Lebeault, Grenoble École de Management (GEM)
Les rémunérations des dirigeants sont élevées, c’est un fait. En France, l’enquête menée par Facta et la Tribune montre que la rémunération moyenne sur les dirigeants du CAC 40 est de 4,2 millions par dirigeant avant impôts. C’est d’ailleurs loin d’être une exception nationale, au contraire. Outre-Atlantique, sur les 300 plus grandes entreprises en termes de revenus aux USA, la rémunération moyenne du dirigeant est de 13,5 millions de dollars.
La première réaction à l’annonce de ces chiffres est de les comparer à un nombre plus facilement appréhensible, en général un salaire plus dans la norme. Si l’on ramène ces chiffres à la rémunération d’un salarié au smic, on réalise que le dirigeant moyen du CAC 40 gagne environ 350 fois plus. Ce qui est un chiffre plutôt classique de nos jours : selon la méthodologie employée, on arrive à un ratio entre salaire minimum et salaire du dirigeant entre 180 et 500. Cela peut déjà être perçu comme agaçant. Ce qui le sera encore plus sera d’apprendre qu’en 1965, ce ratio était plutôt de l’ordre de 20.
Le but de cet article n’étant pas de lancer une chasse aux sorcières – d’autres s’en chargent très bien sans notre aide – remisons pour l’instant les fourches, les torches et les propositions de régulation et essayons de comprendre la composition et les raisons de cette rémunération.
De qui – et de quoi – parle-t-on ?
Il convient tout d’abord de souligner que cet article s’intéresse aux dirigeants mandataires sociaux de grosses entreprises cotées. Rien à voir donc avec les « patrons » de PME, qui bien souvent en sont également les actionnaires majoritaires et donc propriétaires, et qui peuvent lors d’un creux d’activité ne pas se verser de salaire ou presque.
À noter que ces petites entreprises représentent toujours une part importante du tissu économique français : 99.9 % des entreprises françaises et 49 % de l’emploi salarié. On s’intéresse donc ici à une classe de dirigeants extrêmement particulière – attention à ne pas trop généraliser.
La structure de « compensation » de ces dirigeants est aujourd’hui complètement différente de la structure de notre salaire. Pour la grande majorité d’entre nous, notre salaire est essentiellement fixe.
Ce n’est pas le cas des dirigeants d’entreprise. Les salaires mirobolants annoncés ne sont composés que pour 12 % de fixe. Le reste est entièrement variable, et est composé d’un bonus (20 %) mais surtout de produits financiers. Et la valeur ou même le simple octroi de ces produits financiers, que ce soit des options ou des actions assujetties à des restrictions est directement lié à la performance de l’entreprise.
Pour les deux tiers, cette rémunération est à long terme, avec des conditions d’octroi ou d’exercice des options à plusieurs années. La rémunération affichée des dirigeants n’est donc pas utilisable immédiatement et dépend des performances futures de l’entreprise.
Outre le montant, il n’y a donc rien de commun entre la rémunération des dirigeants et celles des « employés classiques ».
Pourquoi cette rémunération aussi compliquée qu’élevée ?
La raison est simple. Les actionnaires, par l’intermédiaire du conseil d’administration veulent s’assurer que leur entreprise est gérée de manière à en maximiser les bénéfices (pour un minimum de risque). Les actionnaires n’ont absolument aucune envie de payer à leurs dirigeants des montants élevés, mais ils souhaitent que leur entreprise soit gérée au mieux, par la personne la plus compétente possible.
En effet, des études ont montré que l’influence du dirigeant sur la performance financière de l’entreprise pouvait aller de 15 à 29 %.
Les actionnaires veulent donc s’assurer que le dirigeant dédie un maximum d’efforts à faire fructifier l’entreprise, qu’il soit entreprenant, capable et incité à prendre des risques mesurés. D’où une rémunération quasiment entièrement variable, à long-terme, qui soit en ligne avec les besoins des actionnaires eux-mêmes. Le but est d’assurer un alignement entre les intérêts des actionnaires et ceux du dirigeant.
La situation en général est un exemple de la théorie de l’agence, ou un principal (ici les actionnaires) engage un agent (ici le dirigeant) pour performer en leur nom des tâches qui implique une délégation du pouvoir décisionnel. Cette situation a été étudiée en détail d’une perspective de théorie économique, ou d’un point de vue science de gestion dans le cas de la relation actionnaires-dirigeant.
La suite n’est qu’une affaire d’offre et de demande sur le marché du travail. On pense que le dirigeant recruté saura apporter de la valeur à l’entreprise. Les actionnaires par l’intermédiaire du comité d’administration essayent donc de recruter le candidat optimal, et de le motiver de manière tout aussi optimale.
La situation pourrait être comparée à celle des joueurs de football, qui sont eux des stars adulées, à la différence des dirigeants de grandes entreprises. Un joueur de Ligue 1 français gagne un peu moins d’un million d’euros par an, les joueurs du PSG gagnant en moyenne 5 millions. Les clubs déboursent ces sommes uniquement dans l’espoir d’avoir un « retour sur investissement », le plus souvent matérialisé par une performance sportive.
Mais c’était « moins pire » avant !
Il est vrai que le ratio entre le salaire des dirigeants de très grandes entreprises et le salaire d’un employé de production a vu une augmentation massive. Les raisons en sont multiples, mais on peut notamment citer l’augmentation de la taille desdites entreprises (très corrélée au salaire). Par exemple, l’actif total des entreprises appartenant au Fortune 500 a été multiplié par plus de 160 entre 1965 et 2014 (passant de 224 milliards à 37 030 milliards). Même en prenant en compte l’inflation moyenne sur la période à un peu plus de 4 %, la taille des entreprises composant le Fortune 500 a été multipliée par 20 sur la période. Il y a donc potentiellement plus de responsabilités pour le dirigeant de l’entreprise étant donné qu’il y a des actifs plus importants à gérer. Du point de vue de l’actionnaire, il peut même y avoir économie lors d’une fusion de deux entreprises pesant 100 millions chacune et ayant un dirigeant payé un million à ne garder qu’un dirigeant payé à 1.5 million…
Il est également à noter que ramener le salaire d’un dirigeant de grand groupe au salaire de l’ensemble des employés n’a pas forcément grand sens, comme le montre fort bien Jean‑Charles Simon avec l’exemple de Carlos Ghosn :
« Reprenons l’exemple des 7 millions de Carlos Ghosn et supposons qu’ils soient ramenés à 2 millions (bien qu’il ne s’agisse pas, en fait, de salaires versés mais d’un package global dont l’estimation de montants aléatoires pouvant être perçus dans plusieurs années, comme expliqué plus haut). Redistribuer les 5 millions ainsi épargnés dans un groupe de 200.000 salariés comme Renault reviendrait à donner 25 euros (brut) sur l’année à chaque salarié, ou encore 2 euros par mois… Ce n’est donc pas vraiment significatif. »
Une autre raison de cette augmentation est que personne n’aime être payé en dessous de la moyenne. Et si tous les dirigeants souhaitent être payés au-dessus de la moyenne… Celle-ci augmente. Ce qui ne se produit pas dans le cas de salaires plus bas, car le pouvoir de négociation de l’employé est généralement plus faible.
Quelle solution(s) ?
Employés normaux comme actionnaires seraient donc bien contents de réduire les indemnités versées aux dirigeants, sans pour autant que les performances des entreprises ne s’en ressentent. Cela semble théoriquement possible – les entreprises n’étaient pas moins bien gérées en 1965 qu’aujourd’hui !
Une méthode bien plus élégante et efficace que la chasse aux sorcières médiatique à laquelle on assiste actuellement est proposée par Frédéric Fréry dans un article sur The Conversation. Sa solution est à contre-courant de l’air du temps mais pourrait néanmoins se révéler efficace : pourquoi, au lieu de rechercher la transparence, ne pas rendre à nouveau les rémunérations des dirigeants secrètes ?
Cela éviterait le battage médiatique et académique autour desdites rémunérations – Murphy remarquant déjà en 1999 que la seule chose qui croissait plus vite que la rémunération des dirigeants était le nombre d’articles académiques à leur sujet. Sans battage médiatique et sans données sur la moyenne salariale des autres dirigeants, le pouvoir de négociation des candidats à ces fonctions s’en trouverait amoindri. Ils auraient aussi potentiellement moins tendance à mesurer leur valeur à l’aune de leur rémunération relative à celle de leurs paires.
Alors, à quand plus d’opacité ?
Luc Meunier, Professeur de Finance et Doctorant, Grenoble École de Management (GEM) et François Desmoulins-Lebeault, Professur de finances, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.