Julie Anselmini, Université de Caen Normandie
Parmi l’œuvre pléthorique et protéiforme d’Alexandre Dumas (1802-1870), Le Comte de Monte-Cristo est l’un des romans les plus célèbres et les plus adaptés aujourd’hui encore, sous forme de BD, séries ou films – le dernier en date sort le 28 juin sur les écrans français, avec Pierre Niney dans le rôle-titre. Pourquoi ce roman, d’abord paru sous la forme d’un feuilleton dans le Journal des Débats, avant d’être édité sous forme de volumes (1846), exerce-t-il une semblable fascination, et procure-t-il tant de tension dramatique et tant de plaisir ?
La séduction magnétique du héros
Le premier élément de réponse vient de la figuration du héros éponyme, le comte de Monte-Cristo. D’abord jeune marin innocent portant le nom de Dantès, il est injustement condamné, au lendemain de la première Restauration (1814), pour complot bonapartiste sur la foi d’une dénonciation calomnieuse, séparé de sa fiancée Mercédès et emprisonné quatorze années durant au château d’If, avant de parvenir à s’évader et à assouvir méthodiquement sa vengeance contre ses ennemis, Caderousse, Danglars, Fernand et Villefort.
Réincarné sous le nom du comte de Monte-Cristo, il devient un véritable surhomme, omniscient et omnipotent, exerçant une séduction magnétique sur tous ceux et toutes celles qui le côtoient. Grâce à cette puissance surhumaine, il parvient à rétablir la justice bafouée, en précurseur qu’il est des héros surhumains de nos blockbusters contemporains tels que Batman ; il permet par là même au lecteur de réaliser par procuration ses fantasmes de toute-puissance, mais aussi son exigence morale, puisqu’à la fin du roman, comme dans les contes de fées, les bons sont récompensés et les méchants punis – au détail près qu’un innocent, le jeune Edouard de Villefort, est une victime collatérale de la vengeance, ce qui amène Monte-Cristo à remettre en cause le bien-fondé de celle-ci. Le roman et les personnages de Dumas sont en effet bien moins manichéens qu’on pourrait l’imaginer.
Un trésor illimité
Le merveilleux qui nourrit le roman et est à l’origine des « gratifications fictives » (Umberto Eco) dont jouit le lecteur, repose sur un ingrédient essentiel qui est l’immense richesse de Monte-Cristo, puisant sa source dans un trésor mythique que lui a légué son compagnon de captivité, l’abbé Faria. C’est grâce à ce trésor illimité, trouvé sur l’île de Monte-Cristo, que le héros devient ce « nabab » qui éblouit la société mondaine de la monarchie de Juillet en dépensant sans compter, en recevant ses hôtes dans des intérieurs somptueux et en leur offrant de fastueux banquets. L’univers des Mille et une Nuits est véritablement recréé à l’intérieur du roman, alimentant le goût des contemporains de Dumas et le nôtre encore pour l’orientalisme, qui érige l’Orient en un envers de la froide Europe désenchantée. La belle princesse Haydée, fille adoptive puis compagne du héros, renforce encore cette composante exotique de l’œuvre.
Merveilleux et réalisme
Ce merveilleux lié à la puissance surhumaine du héros et à la réécriture des Mille et une Nuits est cependant modernisé et rationalisé à l’intérieur du roman. Le pouvoir du héros tient aussi à ce qu’il utilise des leviers d’action tout modernes : le télégraphe optique, invention récente, qu’il détourne à ses fins vengeresses, de même que c’est en jouant sur les ressorts de la bourse et de la spéculation qu’il finit par ruiner le banquier Danglars. Le merveilleux du roman cohabite ainsi avec un univers réaliste, respectant en cela une exigence de vraisemblance romanesque qui, finalement, permet au lecteur de s’immerger avec encore plus de confiance dans le monde fictionnel et de s’abandonner à la « crédulité ludique » que suscite l’œuvre, comme les fictions cinématographiques qui en sont tirées.
L’épaisseur de cet univers est également due au réalisme des décors et des lieux – Marseille d’abord, puis l’Italie et Paris –, réalisme qui confère aux personnages eux-mêmes un fort degré de réalité : « les personnages que je plante poussent parfois aux endroits où je les ai plantés », écrit Dumas dans la préface de son roman Les Compagnons de Jéhu (1857) en commentant cette importance des lieux dans ses fictions. L’autonomie prise par les personnages, indépendamment de leur créateur, s’illustre aujourd’hui encore par le fait que des bateaux, à Marseille, acheminent journellement les touristes qui viennent visiter, au château d’If, le cachot de Dantès, comme s’il y avait réellement été enfermé. Cette autonomie s’exprime de même dans les multiples adaptations de l’œuvre et dans la plasticité transmédiatique de celle-ci, le film récemment sorti en étant le dernier témoignage en date.
Julie Anselmini, Professeure de littérature française du 19e siècle, Université de Caen Normandie
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