Michel Duru, Inrae et Anthony Fardet, Inrae
Notre alimentation est une chaîne avec de nombreux maillons, de la semence à l’agriculteur jusqu’au consommateur.
Mais alors que des débats de plus en plus passionnés émergent sur l’avenir de notre modèle agricole, un maillon de cette chaîne reste peu questionné : celui de l’industrie de transformation qui produit un très grand nombre d’aliments ultra-transformés (AUT) vendus en masse dans nos super et hypermarchés. Sans visage médiatique, cette étape peu évoquée est pourtant décisive.
Si le grand public a de plus en plus conscience que ces produits sont néfastes pour la santé, il est sans doute plus ignorant de la façon dont les aliments ultra-transformés modèlent notre agriculture.
Il n’est pas le seul. Pendant longtemps, les scientifiques et décideurs politiques se sont surtout focalisés sur l’amont (producteurs) et l’aval (consommateurs). On a ainsi fait porter tout le poids de la qualité des systèmes alimentaires sur les agriculteurs, trop souvent accusés d’être responsables de la dégradation de l’environnement, mais aussi sur le consommateur accusé de faire des mauvais choix ou de ne pas avoir assez d’activité physique pour sa santé.
Pourtant, les agro-industriels jouent un rôle majeur en milieu de chaîne, en stimulant en amont une agriculture de qualité ou pas, et en proposant aux consommateurs des aliments de qualité ou pas. Aussi, ce sont bien eux qui jouent un rôle majeur sur la durabilité des systèmes alimentaires et la plupart des agriculteurs comme des consommateurs ne font que s’adapter à ces acteurs du milieu de la chaîne qui ont coopté une grande partie de la valeur. Voici comment.
Les aliments ultra-transformés sont beaucoup consommés alors que nocifs pour la santé
Commençons par un constat paradoxal : les produits ultra-transformés sont toujours très consommés malgré leur impact néfaste pour la santé humaine.
À ce jour, près de 200 études épidémiologiques (dont près de 80 études de cohorte longitudinale) convergent dans le même sens : une consommation excessive d’AUT est associée à des risques significativement accrus de dérégulations métaboliques, maladies chroniques et/ou mortalité précoce toutes causes confondues. Or les français adultes consomment près d’un tiers de calories ultra-transformées/jour, et les moins de 18 ans 46 %.
Pour prendre conscience du nombre d’AUT que nous mangeons, il faut regarder la liste des ingrédients des aliments que nous consommons. Car un AUT se définit par la présence d’au moins un marqueur d’ultra-transformation (MUT), des composés purifiés qui permettent de modifier le goût, la couleur, l’arôme et/ou la texture d’un aliment.
Ils sont d’origine strictement industrielle et sont obtenus par synthèse en laboratoire ou par fractionnement excessif des matrices alimentaires (« cracking ») afin d’en extraire les briques élémentaires. On en distingue deux grandes catégories : les additifs cosmétiques (texturants, émulsifiants, modificateurs de goût, colorants..) et les non-additifs, qui incluent les arômes (naturels, de synthèse et extraits), les protéines, sucres, gras et fibres ultra-transformés par exemple le dextrose, le sucre inverti, le sirop de glucose, certains isolats de fibres ou de protéines ou des graisses hydrogénées ou inter-estérifiées, mais aussi des procédés technologiques très drastiques et récents qui modifient beaucoup les matrices alimentaires comme la cuisson-extrusion et le soufflage, appliqués surtout aux féculents.
Ces MUTs sont ensuite :
- soit recombinés entre eux dans de nouvelles matrices alimentaires qui n’existent pas dans la nature, avec peu de vrais ingrédients alimentaires non ultra-transformés. C’est ce qu’on appelle les « fake foods », par exemple les confiseries industrielles ou beaucoup de steaks végétaux qui peuvent n’être composés que de MUTs, ressemblant au final plus à de la chimie comestible.
- soit ajoutés à de vrais ingrédients alimentaires non ultra-transformés pour en corriger ou exacerber certaines propriétés sensorielles, comme c’est le cas pour de nombreux plats préparés prêts à l’emploi ou beaucoup d’aliments des fast foods.
Pour la santé humaine, c’est l’ensemble de l’AUT qui pose problème, pas un seul MUT, que l’on pourrait remplacer ou transformer. Cette réalité souligne ainsi l’importance d’avoir donc une approche globale des aliments transformés, d’autant plus que ceux-ci sont aussi néfastes pour le vivant dans son ensemble à travers leur mode de production.
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Les exigences de l’industrie pour s’approvisionner en matières premières
Une des raisons du succès des AUT n’est pas un mystère : ils sont globalement moins chers que les aliments non-ultra-transformés, souvent prêts à l’emploi et très facilement accessibles. Mais comment cela se fait-il ?
D’abord car ils utilisent des MUTs produits à partir du fractionnement de quelques espèces végétales et produits animaux, ce qui permet d’atteindre des prix très bas. Ainsi, un sirop de glucose coûte dix fois moins cher que du sucre de table, et un arôme de fruit de synthèse infiniment moins cher que de vrais fruits.
Mais, nous l’avons vu, les aliments ultra-transformés comprennent aussi de vrais ingrédients non-ultra-transformés. Vu la grande distribution et le succès planétaire de ces aliments, ces ingrédients doivent être produits avec une qualité constante et disponibles toute l’année quelle que soit la saison. Il s’agit par exemple du sucre de table (betterave et canne à sucre), d’huile de palme et de tournesol, de céréales, de soja… ou bien, pour les produits animaux, des préparations industrielles à base d’œufs, de la viande des fast food et de nombreux plats préparés, de certains fromages industriels…
Au final, ce sont donc bien peu d’ingrédients animaux comme végétaux qui composent l’essentiel des aliments vendus. Sur les 6000 espèces végétales cultivées à des fins alimentaires, par exemple 9 d’entre elles représentent 66 % de la production agricole totale.
Pour ces ingrédients dominants que l’on retrouve dans les aliments ultra-transformés de la grande distribution, plusieurs exigences sont de mise : ils doivent être disponibles toute l’année et se conserver longtemps, donc certifier d’un haut niveau de sûreté alimentaire en termes de toxicologie et de conservation. Pour remplir ce cahier des charges, point de secret : l’agriculture et l’élevage intensifs sont les plus qualifiés comme les moins onéreux.
Les agricultures permettant de produire à bas coûts des produits standardisés
L’industrie a de fait fortement favorisé la dynamique de spécialisation et de standardisation de production agricole avec un petit nombre d’espèces cultivées en masse dans une région donnée. Des pratiques agroécologiques telles que les mélanges d’espèces (graminées et légumineuses) ou de variétés (deux variétés de blé) ne sont pas compatibles avec les exigences de l’agro-industrie. La faible valeur ajoutée des produits commercialisés a aussi poussé à une concentration géographique des productions (économie d’agglomération), un agrandissement des exploitations agricoles pour obtenir des économies d’échelle.
Ces systèmes de production intensifs et spécialisés sont à l’origine d’émissions importantes de gaz à effet de serre et de composés azotés dans l’air, de nitrates dans l’eau, ainsi que de pollutions dans les sols et de pertes de biodiversité. Les technologies « intelligentes » du génie génétique ou de l’agriculture de précision promues par ce modèle intensif (le bon produit, à la bonne dose, au bon endroit et au bon moment) ne remettant pas en cause le niveau de spécialisation et de simplification, ne permettent pas à elles seules d’enrayer les pollutions : pesticides et azote par exemple.
La production de MUTs a donc un coût important pour la santé globale, notamment pour les sécurités nutritionnelles et alimentaires : si les AUT sont des calories bon marché, avec un haut niveau de sécurité sanitaire et très accessible partout sur la planète, cela se fait au détriment de l’environnement, de la biodiversité, de la santé humaine et du social et de l’économie.
Cette optimisation purement économique à court terme est possible car les coûts cachés de ce système ne sont pas intégrés dans le prix de la nourriture : si l’on devait payer pour les conséquences néfastes de notre système alimentaire sur la santé (maladies liés à la malbouffe) et l’environnement (pollutions, émissions de gaz à effet de serre), notre alimentation coûterait deux fois son prix actuel, soit 170 milliards d’€ en France.
Outre la filière de l’agriculture biologique, quelques industriels de la transformation ou distribution commencent à s’approvisionner à partir de modes de production moins intensifs voire agroécologiques, que ce soit à titre individuel, ou dans le cadre d’associations ou de mouvements. C’est une avancée, mais seulement à condition que les matières premières ne soient pas utilisées pour fabriquer des AUT.
Consommer moins d’aliments ultra-transformés est nécessaire pour soutenir une agriculture agroécologique
Agriculteurs, consommateurs et acteurs des politiques publiques doivent prendre conscience de cette interdépendance entre agriculture intensive au fort coût environnemental comme sanitaire et consommation d’aliments ultra-transformés.
Pour les consommateurs, savoir que les modèles d’agriculture les plus impactant sur l’environnement sont ceux qui permettent de produire à bas coût des AUT est un argument supplémentaire pour en réduire la consommation. En effet, le dernier Plan National Nutrition Santé n°4 le recommande déjà pour des raisons de santé. Ce serait un moyen pour les consommateurs de soutenir une agriculture agroécologique d’intérêt pour l’environnement, dont les produits ne contiennent pas de MUTs nocifs pour la santé à long terme. Le choix du consommateur pourrait être facilité par l’utilisation d’applications proposant le score Nova.
Les agriculteurs subissent des injonctions contradictoires. D’une part, les citoyens et politiques publiques leur demandent de mettre en place des pratiques agroécologiques (diversification des cultures, haies…), d’autre part, les logiques économiques sous-tendues par l’industrie conduisent à des systèmes agricoles simplifiés basés sur un petit nombre d’espèces produites de manière standardisées.
Faire porter le fardeau des problèmes environnementaux sur les agriculteurs est donc très exagéré. Les politiques publiques devraient donc aussi concerner les acteurs intermédiaires qui de fait façonnent et soutiennent les modèles d’agriculture qu’elles veulent éviter. Par ailleurs, un approvisionnement en matières premières issues de pratiques agroécologiques n’a pas non plus beaucoup de sens si c’est pour fractionner à l’extrême les matières premières brutes, puis ajouter des MUTs aux aliments industriels, dégradant au final la valeur santé globale des aliments. Ainsi, du bio ultra-transformé, hors-saison et importé n’a aucun sens pour la santé globale. Là encore, les politiques publiques ont un rôle à jouer pour éviter de telles dérives.
Michel Duru, Directeur de recherche, UMR AGIR (Agroécologie, innovations et territoires), Inrae et Anthony Fardet, Chargé de recherches HC, UMR 1019 – Unité de Nutrition humaine, Université Clermont Auvergne, Inrae
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.