Alexandre Lavissière, École de Management de Normandie
Le Brexit c’est maintenant. Plus de six mois après, le choc est passé et l’on voit de ce côté de la Manche que les Anglais vont vraiment le faire. Nous, Européens, mais surtout français, analysons ce que nous qualifions de catastrophe. Certes l’idée d’une perfide Albion venant chatouiller notre rapport de force avec l’Allemagne nous gênait, mais nous nous étions habitués.
Aujourd’hui, nous analysons et nous spéculons sur le devenir de l’île et pour être francs, nous la voyons déjà couler sans son ancrage au continent. Sans l’Union européenne, la place financière londonienne n’a pas d’avenir, les négociations d’accords commerciaux vont prendre des années et paralyser le pays, les barrières douanières vont enfermer le pays, les capitaux vont fuir (tout comme les Écossais, nos vieux alliés de circonstance), le chômage va grimper (comme en France), la récession va mettre à mal le pays et peut être même que la peste bubonique fera son retour (nous venger d’Azincourt).
Pourtant, alors que nous pérorons et ergotons, l’Angleterre gagne le tournoi des six nations et travaille déjà au post-Brexit. Certes les Anglais sont des « boutiquiers » comme disait Napoléon, mais c’est là leur force et l’agilité de leur empire sur les affaires. Point de politique colbertiste, point de noblesse dans les relations commerciales ; simplement des forces dynamiques qui cherchent des solutions pour en faire commerce.
L’ouverture maritime, une question-clé
L’exemple des ports est très révélateur de cet état de fait. Antoine Fremont, directeur de recherche à l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux, constate que sur la façade nord européenne qui concentre les principaux ports européens, « La question de la marginalisation du Havre est posée ». La logistique en France, c’est 10 % du PIB et les ports sont les principaux points d’entrée et sorties des flux.
Marseille est le premier port de la Méditerranée, Rouen, le premier port céréalier d’Europe et Le Havre est le premier port à conteneur du pays. Mais, alors que les ports français progressent nominalement en matière de flux depuis une décennie, en proportion, ils perdent des parts de marché au profit des ports du Nord. Des ports du Nord, héritiers de la Ligue hanséatique, cette autre communauté de boutiquiers.
Les candidats à la présidentielle semblent faire peu de cas de l’économie maritime et de son potentiel. La mer, dans les programmes, reste le symbole des énergies renouvelables, et la pêche est la seule industrie qu’on lui prête. Le colbertisme délaisse ses ports alors même que Le Havre fête ses 500 ans et réclame des investissements en infrastructure.
Les atouts et les défis de Felixstowe
Il est à noter que dans la course aux conteneurs que se livrent les ports de l’Europe du Nord, Felixstowe, principale porte maritime anglaise, n’est pas vraiment mieux loti. Pourtant les Anglais sont déjà en train de mettre en place des possibilités que leur offre le Brexit pour développer leurs ports et faire mieux que rester dans la course.
Traditionnellement, on dit que la compétitivité d’un port tient tout d’abord de sa géographie. Singapour, Panama, Tanger en sont les meilleurs exemples. Ensuite, le marché, à la fois d’import et d’export est un impératif qui a été décliné avec le principe de hub qui est une interface entre deux marchés distincts. Ainsi, Le Havre, port naturel du bassin parisien bénéficie du premier marché européen.
Viennent ensuite l’infrastructure et la performance qui y est liée. On note ainsi une course au gigantisme avec des tirants d’eau de plus en plus importants et des cadences de manutentions à la hausse. Les autres facteurs traditionnels de compétitivité sont la fiabilité du service, la stabilité politique et sociale, la sûreté et la bonne gouvernance des ports et des services vers le marché qu’on appelle hinterland.
Ce que les Anglais ont noté c’est que les points précités, le port de Felixstowe, comme le port du Havre les possède ; ce ne sont donc que des prérequis. La logistique évolue et ce n’est plus le port qui décide de l’orientation des flux. Ces derniers se font de porte à porte et peu importe au chargeur quel est le port de passage, tant que la marchandise arrive à destination en temps, en quantité et en qualité demandés. Ainsi l’importance doit être donnée au service réactif, agile et de porte-à-porte. Pour autant, cela ne veut pas dire que l’on doit absolument se débarrasser des flux qui transitent. Il faut les capter avec des services logistiques, de la transformation et de la valeur ajoutée ; c’est-à-dire enchâsser le port dans un environnement propice au commerce.
Développer des places d’affaires… et des ports francs
Enchâsser les activités portuaires dans un environnement d’affaires propice à l’attractivité des flux, c’est ce que compte faire l’Angleterre post-Brexit. Les armateurs ne sont plus les clients des ports. Leurs navires font escale là où il y a du flux. Et il y a du flux là où les transitaires et les chargeurs le font passer, là où ils sont implantés, là où ils ont leurs habitudes. Pour attirer ces flux, on ne parle plus de ports, mais de complexes industrialo-portuaires. On développe des places d’affaire avec des possibilités financières, des accords douaniers, des accords de libre-échange, des infrastructures physiques et informatiques, des outils marketing et des formations.
Le Havre n’est pas en reste avec la Soget ou l’IPER qui sont des fleurons mondiaux, mais les Anglais vont aller plus loin pour profiter du Brexit. Et l’Angleterre n’a pas attendu que Theresa May envoie sa lettre à l’Union. Dès après le vote, un travail de fond a été mené par des parlementaires anglais afin de trouver des solutions de repositionnement du pays dans le commerce international. Parmi ces solutions, les ports francs, ceux-là même qui ont fait les belles heures de Marseille, Bordeaux, et Lorient, et continuent d’alimenter la quasi-totalité des plus grands ports du monde ont retenu l’attention du gouvernement.
Les Anglais vont donc profiter d’un [statut de port franc](](https://theconversation.com/langleterre-du-brexit-veut-transformer-les-menaces-en-opportunites-grace-aux-ports-francs-70794) qui est quasi banni de l’Union européenne pour attirer des flux venus du Commonwealth, les transformer sous-douane, avant de profiter des accords négociés avec l’Union, trop affolée de laisser partir le Royaume, pour inonder le marché unique. Cette stratégie devrait assurer à Felixstowe et aux autres ports, des flux, des emplois, de la croissance, et finalement tout l’inverse de ce que nous prédisons en regardant de l’autre côté de la Manche.
La brume nous empêche de voir qu’on s’active de l’autre côté, mais surtout, il nous faut réaliser que la mondialisation est une mondialisation de boutiquier. Notre colbertisme, teinté d’une méfiance des valeurs de l’argent, a du mal à y trouver sa place. Cet héritage de notre vieux fond catholique en délicatesse avec le commerce ne voit de la noblesse qu’au travers des vaisseaux et ports de guerre, donc des armateurs et des infrastructures. Nos ports sont d’ailleurs dirigés par des ingénieurs des ponts, pas des commerçants comme dans la Hanse.
Or le commerce international peut se cristalliser autour d’infrastructures majeures si des forces dynamiques sont libres de venir s’accrocher autour du catalyseur. L’enchâssement d’une zone franche portuaire n’est possible qu’au sein d’un écosystème dynamique comme le montrent les exemples de Tanger-Med, de Shenzhen ou de Dubaï. Mais c’est ce type d’infrastructure qui crée un cluster pérenne car il permet de faire du commerce et donc créer des emplois. À l’inverse créer des infrastructures pour attirer des flux c’est créer un port dans le désert des Tartares… et ce ne sont pas les Anglais qui feraient ça.
Alexandre Lavissière, Enseignant-chercheur en management, Laboratoire Métis, École de Management de Normandie
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.