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La crise de la « can-do mentality » et l’avenir du leadership américain

Pierre Grosser, Sciences Po – USPC

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Batrack Obama (Photo credit: DVIDSHUB via Visualhunt / CC BY)

Restaurer le leadership américain : cet impératif semble commun aux deux candidats de l’élection présidentielle. Le président sortant, Barack Obama, n’a pas été avare en discours sur ce leadership, même s’il lui est reproché de l’avoir érodé. Mais un leadership pour quoi ?

Les États-Unis se considèrent comme une nation « élue », ayant la capacité, si ce n’est la mission, de transformer le monde, comme les Américains ont transformé leur terre et créé un pays modèle, appuyés sur les tables de la loi de la Constitution. Ils auraient réussi grâce à leur « can-do mentality », qui participe de la fascination que le pays exerce à l’étranger.

L’idéologie de la modernisation

Cette mentalité est également au cœur du rapport des États-Unis au monde, qu’ils devraient transformer à leur image. Des groupes religieux et des associations, nés aux États-Unis et internationalisés, ont promu à partir des années 1870 un « Empire de la morale », débarrassé des fléaux de l’alcool, de la drogue et de la prostitution, notamment grâce à des politiques de prohibition. Nées à la fin du XIXe siècle, les grandes fondations (comme Ford et Carnegie) déploient leurs activités à partir des années 1920, souvent en soutien de la Société des Nations, afin de promouvoir un monde réconcilié, pacifié et tourné vers le progrès.

Durant les années Kennedy, le leadership américain s’exporte via l’idéologie de la modernisation.
CC BY-NC-SA

Après 1945, les États-Unis exportent le capitalisme rénové par le New Deal. L’idéologie de la modernisation (et celle du développement, qui lui est liée) est le carburant du déploiement américain dans le monde durant les années Kennedy. Le droit international ne sert plus à gérer les relations entre les États et à encadrer la guerre, mais à améliorer le monde. Mais la guerre du Vietnam a fait douter de cette mission, et des capacités américaines à la mener.

Durant la seconde moitié des années 1970 s’ébauche une nouvelle « frontière », la lutte pour les droits de l’homme, tandis qu’émerge l’humanitaire moderne. Ce nouveau cycle d’activisme mélioriste se nourrit ensuite du triomphalisme post-guerre froide, qui ne se répand vraiment qu’au milieu des années 1990, en l’absence de concurrence de grandes puissances et d’idéologies alternatives.

La mondialisation heureuse

La diplomatie américaine, mais aussi nombre de diplomaties européennes, celle de l’UE, celles de pays devenus des entrepreneurs moraux (comme le Canada ou le Japon), reprennent à leur compte le travail social des acteurs non étatiques. Ce qui provoque, notamment aux États-Unis, quelques grincements de dents : le diplomate et le militaire, dit-on, n’auraient pas pour mission de faire ce type de travail. À la fin des années 1990, des Républicains critiquent l’utilisation de la meilleure armée du monde pour d’autres activités que la guerre.

Malgré le discours sur le « retour » des identités primordiales, ethniques, nationales et religieuses, le progrès ne pourrait que mener vers un monde post-national et largement séculier (pour les Américains, de libre compétition entre les religions). L’extension de la démocratie et l’approfondissement des interdépendances économiques seront la meilleure fabrique de paix. Les organisations internationales « américanisées » amélioreront les comportements individuels et collectifs. La mondialisation heureuse créera le soubassement matériel du progrès.

La concentration des efforts des États de bonne volonté, des ONG et des organisations internationales permettra aussi de mettre en application des bonnes pratiques de construction d’États en déliquescence, à cause de leur mauvaise gestion ou d’une longue séquence de guerre civile. Enfin, il suffira de faire la liste des organisations, des pays et des pratiques déviant des normes et du Bien, et de multiplier les mécanismes de surveillance et de sanction.

Les prétentions des grandes entreprises

Certes, cette philosophie existe encore dans les organisations internationales et les ONG, au personnel de plus en plus nombreux et compétent. Qui peut dire comment serait le monde aujourd’hui sans leurs efforts permanents et tous azimuts ? De même, de grandes entreprises prétendent pouvoir remplacer les États défaillants pour mener le monde vers un progrès continu, et prendre le relais pour promouvoir le vrai développement : en Californie, les nouvelles technologies sont érigées en moyen ultime pour transformer les économies, les sociétés et les esprits, et régler tous les problèmes.

Enfin, nombre de diplomaties continuent à affirmer que leurs choix et leurs efforts s’effectuent pour le bien de leur région, voire du monde. La Chine prétend désormais à ce leadership, en vantant les mérites du système sinocentré des temps impériaux, et en multipliant les grands projets de corridor de transport et d’investissements.

Un groupe aéronaval américain en mer de Chine, en 2015.
U.S. Pacific Fleet/Flickr, CC BY-NC

Mais les horizons s’assombrissent. Il est moins question de vagues démocratiques (de couleur ou non), mais plutôt de retour de l’autoritarisme et de l’« illibéralisme », de sa promotion depuis Moscou ou Pékin, et de la dégradation de la qualité des démocraties – aux États-Unis, en Europe, ou en Asie du Sud-Est. La montée en force des populismes n’est pas considérée comme une affirmation démocratique face aux technocraties, mais comme son antithèse.

Sans limite de temps ni d’espace

Les reconstructions d’États ont bien souvent échoué, et certains pays, comme l’Afghanistan, l’Irak ou la Somalie, n’ont connu que la guerre depuis trente ou quarante ans. Les impulsions données pour la liberté religieuse, les droits des femmes et des homosexuels semblent se heurter à des murs, voire provoquer des crispations, avec des effets boomerang dans les pays qui les ont promus. Américains et Européens semblent avant tout préoccupés par leurs propres problèmes, et les leçons données au monde sont de plus en plus mal perçues.

L’Irak et la Syrie ont, par ailleurs, montré les limites de la « can-do mentality » américaine. Ni le « big stick » (le gros bâton) ni le « fine tuning » (la gestion fine de l’usage de la force, de l’aide à des groupes armés, et de la diplomatie) n’ont permis d’obtenir des pays unis, apaisés, démocratiques et « modernes ». Que devient la « can-do mentality » dans une guerre contre le terrorisme sans limite de temps et d’espace, et dans un paysage sécuritaire où il est surtout question de « damage limitation », et de protéger les populations à l’intérieur des États-Unis (ou des pays européens) ?

La « Realpolitik », dans un monde multipolaire où les concurrents ne se plient pas aux injonctions et ne partagent pas les mêmes valeurs, repose sur un peu d’humilité et beaucoup de compromis, et une crédibilité de puissance qui n’est pas forcément une crédibilité morale. Dès lors, à quoi sert d’invoquer le leadership américain s’il ne peut guère, et s’il n’est plus autant porteur de sens ?

Sauf à espérer que la « can-do mentality » est justement ce qui a toujours permis aux Américains de rebondir, de restaurer leur leadership, et de redevenir le meilleur espoir du monde, comme le souhaitent nombre de leurs partisans hors des États-Unis, qui s’inquiètent de leur posture modeste, voire de leur repli nombriliste.

The Conversation

Pierre Grosser, Professeur de relations internationales, Sciences Po – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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