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Comment le coronavirus nous a tous biaisés

L’effet « autruche » fausse très souvent la prise de décisions.
Shutterstock

Eve Fabre, AXA Research Fund

À moins que vous ne vous appeliez Jared Leto, la crise mondiale déclenchée par le coronavirus ne vous a sûrement pas échappé.

Alors que les critiques portant tant sur le manque de civisme des citoyens que sur la gestion de la crise par les dirigeants politiques fleurissent, il est intéressant de se demander comment les biais de raisonnement – soit les distorsions possibles qui surviennent lorsque nous comprenons ou traitons une information – ont pu affecter nos comportements à tous : dirigeants comme citoyens.

L’effet autruche

Depuis quelques jours, l’Europe est devenue le foyer principal de la pandémie. À la différence de la Corée du Sud ou de certains pays africains, les dirigeants des pays européens ont tardé à prendre la mesure de la gravité de la situation et à imposer des mesures restrictives visant à contenir le virus. Mais pourquoi donc ? Le premier coupable pourrait être l’effet autruche.

Ce dernier décrit la tendance qu’ont les individus à éviter ou rejeter les informations décrivant une situation incertaine ou dangereuse, en somme la tendance à mettre la tête dans le sable. Il a dû vous arriver d’éviter de consulter l’état de votre compte en banque après avoir un peu trop fait chauffer votre carte bancaire. Vous ne le saviez peut-être pas mais vous étiez en pleine crise d’effet autruche ! Staline aussi en a été victime, refusant de croire qu’Hitler était sur le point de rompre le pacte germano-soviétique et de lancer l’opération Barbarossa. Il est même allé jusqu’à faire exécuter certains de ses informateurs avant de devoir se rendre à l’évidence… trop tard.

Couverture du magazine New Yorker par Brian Staffer, 27 février 2020.
New Yorker

La pandémie du coronavirus nous a donné elle aussi son lot de dirigeants-autruche. Malgré les alertes des services de renseignement et des autorités sanitaires il y a de cela plusieurs mois, nous avons pu assister à des scènes surréalistes : Emmanuel et Brigitte Macron se rendant au théâtre pour inciter les Français à continuer de sortir, Donald Trump serrant des mains en pleine conférence sur le coronavirus, ou encore Jair Bolsonaro se mêlant à la foule de ses partisans en dépit des consignes de distanciation sociale décrétées par son propre gouvernement.

Ceux qui ne savent rien

Je pourrais vous parler des effets du pouvoir sur le comportement : augmentation de la prise de risque, sentiment d’invulnérabilité, ou encore de la manière dont l’organisation hiérarchique des groupes exacerbent certains biais de raisonnement mais je préfère me concentrer sur un biais moins connu : l’effet Dunning-Kruger.

Les psychologues Dunning et Kruger ont montré que la très grande majorité des gens pensent que leurs compétences sont au-dessus de la moyenne, ce qui est mathématiquement impossible. En d’autres termes, les gens ont souvent tendance à surestimer leurs compétences. On observe cet effet très fortement chez les individus incompétents ayant une vision bien trop flatteuse d’eux-mêmes. Par exemple, la personne à l’origine de la vidéo prétendant que l’Institut Pasteur a créé le coronavirus et l’a propagé « juste pour le fric ».

C’est évidemment complètement faux. Cette personne n’a aucune connaissance en recherche médicale mais se présente néanmoins comme experte. Ce biais est aussi très présent chez les novices, du fait de leur difficulté à appréhender la quantité de connaissances qu’ils leur restent à acquérir.

La vérité est que dans le monde occidental nous sommes des novices en ce qui concerne le coronavirus. Il aurait été sage de s’inspirer de la gestion de crise de pays comme la Corée du Sud qui a déjà été confronté à des épidémies de coronavirus par le passé et qui a su contrôler efficacement la propagation du virus sur son territoire. Ou encore d’adapter notre stratégie au vu de l’évolution de l’épidémie en Italie, au lieu d’attaquer les Italiens sur leur manière de gérer la crise.

Ce comportement est typique de l’effet Dunning-Kruger. Dunning et Kruger ont montré que, lorsqu’on montre aux personnes victimes de ce biais que leur réponse à un test de logique est différente de celle de la majorité des gens (ceux dont les performances sont meilleures), elles continuent de penser qu’elles ont raison et que la majorité se trompe. Le seul moyen de faire reconnaître à ces personnes qu’elles ont de mauvaises performances est de les rendre performantes et de leur demander après coup d’évaluer leur performance passée. Améliorer ses performances demande une capacité à se remettre en question mais aussi une motivation à apprendre, ce qui est assez rare une fois arrivé à un certain niveau de pouvoir.

Une illusion de protection

La légèreté de certains Français face à ce virus est aussi probablement à mettre sur le compte de l’effet de compensation de risque ou effet Pelzman.

Dans les années 70, l’obligation du port de la ceinture de sécurité promettait une baisse drastique du nombre de tués sur les routes. Or le nombre de décès est resté constant. Le port de la ceinture a eu pour effet pervers d’abaisser le niveau de risque perçu par les automobilistes. Se sentant protégés, ces derniers se sont mis à prendre plus de risques, conduisant plus vite et respectant moins les distances de sécurité. Conséquence, le nombre de morts chez les conducteurs a baissé, mais il a augmenté chez les piétons et les deux roues.

Certains dirigeants de pays africains comme la Côte d’Ivoire, dont les systèmes de santé sont souvent moins développés, semblent avoir perçu le coronavirus comme une plus grande menace comparativement à un pays comme la France disposant d’un système de santé efficient.

Cela pourrait expliquer la réaction tardive des dirigeants tout comme le manque de civisme des citoyens français, tous ayant l’illusion d’être protégés. L’hôpital pourra pourtant difficilement faire face à un tel afflux de malades graves et le personnel soignant devra très probablement choisir qui soigner et qui laisser mourir comme on l’observe déjà en Italie.




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Le maintien des élections

Le maintien du premier tour des élections municipales, malgré les premiers signes alarmants de l’évolution de l’épidémie en France, a fait énormément réagir.

Cette incapacité à renoncer à ce scrutin est à mettre en parallèle avec le biais de continuité dans l’erreur ou « plan continuation error » en anglais, maintes fois mis en évidence en économie comme en aviation. L’organisation des élections municipales est un processus long et fastidieux qui a commencé il y a de cela plusieurs mois. Les résultats de ces élections sont aussi décisifs quant au choix de la stratégie à mettre en place en vue des élections sénatoriales devant se tenir au mois de septembre. La semaine dernière, les partis politiques français étaient donc tous dans un état d’esprit de « dernière ligne droite ».

Olivier Véran au sujet du maintien des élections municipales, le 13 mars 2020.

Les spécialistes en facteur humain et les pilotes de ligne connaissent bien la dangerosité de ce type de situations. En effet, les nombreux travaux ont montré que plus un projet a été planifié à l’avance et plus on est proche du but, plus il est difficile de se désengager. Les informations qui devraient nous faire adapter voir abandonner ce plan ne sont plus prises en compte et la réalisation du plan continue son cours. Les pilotes persistent parfois dans des atterrissages dangereux. Les partis politiques maintiennent des élections pendant une pandémie.

Cette décision a aussi mis les citoyens français dans une situation de forte dissonance cognitive. On nous a demandé de rester chez nous, tout en nous demandant de nous rendre dans les bureaux de vote… et donc de sortir de chez nous. Beaucoup en ont conclu que si l’on nous demandait d’aller voter, alors la situation ne devait donc pas être si catastrophique que cela. « S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème ». Ils sont sortis et ont profité de cette belle journée, contribuant ainsi à la propagation du virus.




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Le coronavirus : la pointe de l’iceberg

Les biais de raisonnement décris dans cet article sont malheureusement à l’œuvre dans la gestion d’une crise bien plus grave que le coronavirus : le changement climatique. Les scientifiques du monde entier nous alertent sur les dangers de la montée des océans, la désertification de nos habitats, la destruction de la faune et de la flore qui généreront entre autres des déplacements de populations, des conflits pour les ressources, des pandémies et des famines.

Le coronavirus risque malheureusement de nous paraître bien insignifiant d’ici quelque temps. Reste à savoir si les citoyens comme les dirigeants politiques seront en mesure d’apprendre de leurs erreurs et se décideront à sortir la tête du sable afin d’en limiter au maximum les conséquences.


Créé en 2007 pour accélérer les connaissances scientifiques et leur partage, le Axa Research Fund a apporté son soutien à environ 650 projets dans le monde conduits par des chercheurs de 55 pays. Pour en savoir plus, visiter le site Axa Research Fund ou suivre sur Twitter @AXAResearchFund.The Conversation

Eve Fabre, Chercheure en Facteur Humain & Neurosciences Sociales, AXA Research Fund

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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