Grand Est
Partager
S'abonner
Ajoutez IDJ à vos Favoris Google News

Guillaume Canet : « Il en va vraiment de notre santé »

L’acteur incarne un agriculteur endetté et dépressif dans le film d’Edouard Bergeon, « Au nom de la terre », l’histoire dramatique de la propre famille du réalisateur.

Une fiction qui montre le monde agricole sans clichés ni angélisme, et en donne une vision réaliste.

Crâne dégarni et petite moustache, conduisant tracteur et moissonneuse-batteuse, Guillaume Canet est presque méconnaissable dans le film d’Edouard Bergeon, « Au nom de la terre » (sortie le 25 septembre). En fait, l’acteur incarne le propre père du réalisateur, agriculteur surendetté, dépressif, épuisé par le labeur. Après « Petit paysan » d’Hubert Charuel, voici donc une autre fiction qui montre le monde agricole sans clichés ni angélisme, et en donne une vision réaliste.

Comme Hubert Charuel, Edouard Bergeon a grandi dans une ferme, dans le Poitou. Fils et petit-fils de paysan, il avait suivi les conseils de son père, travailler à l’école pour faire autre chose que paysan ; devenu journaliste, il a réalisé un documentaire, « Les fils de la terre », sur un agriculteur en détresse, remarqué par le producteur Christophe Rossignon (qui apparaît d’ailleurs en banquier dans le film), lui-même fils et frère d’agriculteur, qui a proposé à Edouard Bergeon de tourner une fiction.

« Il a été bouleversé par mon histoire », confie le réalisateur, « On a pris le temps de faire connaissance, je ne viens pas du sérail, pas d’école de ciné, je ne sais pas écrire un scénario ni diriger des comédiens ». « Au nom de la terre », c’est donc l’histoire de sa famille, son père Christian, sa mère, sa sœur, et la sienne, ce gamin qui se rêvait en coureur cycliste. Une famille unie et aimante, avant qu’elle ne soit frappée par le malheur. Veerle Baetens (bouleversante dans « Alabama Monroe ») joue ainsi une exemplaire femme d’agriculteur, qui fait tourner la baraque, travaille à l’extérieur pour avoir un salaire, et soutient malgré tout son « homme qui dévisse ».

Le récit commence en 1979, lorsque le jeune Pierre revient d’un stage aux Etats-Unis pour reprendre la ferme familiale, Les Grands Bois. Comme chez ces gens-là, on ne se fait pas de cadeau, le patriarche « sec et rugueux » (formidablement incarné par Rufus) ne fait pas de ristourne sur le prix de vente ni le fermage annuel cher payé : « L’important, c’est que ça reste dans la famille », dit-il. Deux décennies plus tard, Pierre a perdu ses cheveux et son enthousiasme ; déjà endetté, il se colle le trop lourd investissement d’un énorme poulailler, 20.000 poulets élevés aux granulés. Un incendie dans un hangar puis un redressement judiciaire ont raison de sa santé : « malade de travail », le corps meurtri par « l’écrasante besogne », il se bourre de médocs, sombre dans la dépression.

« Au nom de la terre » montre ainsi avec un terrible réalisme la grande détresse des agriculteurs ; à travers plusieurs scènes, il évoque aussi les scandales sanitaires : l’épandage de pesticides, les piqures d’antibiotiques aux moutons, les veaux aux hormones, le poulailler intensif… « On ne montre pas du doigt », dit Guillaume Canet, « Mais il fallait du rendement, les paysans ne pouvaient pas faire autrement. Maintenant on les traite d’empoisonneurs alors que ce sont les premiers empoisonnés, par les produits phytosanitaires si je puis dire, on voit bien avec le film où ça en a conduit ». A une fin déchirante.

Rencontre avec le réalisateur et son acteur à Strasbourg, lors de l’avant-première du film à l’UGC Ciné Cité.

Guillaume Canet : « Il faut qu’on regarde ce qu’on a dans notre assiette »

Pour ce rôle, vous vous êtes transformé physiquement, c’était important de ressembler au père d’Edouard Bergeon que vous incarnez ?

Guillaume Canet : En fait, je me voyais mal jouer ce personnage avec ma tête. Non pas que je ne puisse pas avoir une tête de paysan, mais comme on joue une histoire qui s‘est passée avec un personnage qui a existé, que je joue devant son fils, j’avais envie de me rapprocher le plus possible du personnage. Edouard a été extrêmement courageux, généreux, pendant tout le film il m’a donné énormément d’informations, c’était particulier de jouer devant lui, dont c’est la vie. Je voulais pouvoir lui poser des questions, aller dans les détails, lui demander comment tout s’était passé, il a été capable de me donner tous ces détails, notamment des vidéos de son père, et j’avais envie de m’en approcher au maximum. J’ai les bottes de son père pendant tout le film, le chapeau, le ceinturon, ça m’a apporté une certaine force ; quand vous enfilez ses bottes le matin, vous ne pouvez pas ne pas penser à lui, ça m’a énormément inspiré

Ce fut donc un personnage marquant pour vous ?

Je ne peux pas dire que ça a été difficile de me mettre dans la peau du personnage, mais par contre ça a été plus compliqué pour moi d’en sortir. Je dormais à la ferme, dans une caravane, j’étais là sur place et j’ai senti petit à petit que je devenais un peu irascible, je m’énervais, je pétais un câble, on ne peut pas jouer des scènes comme ça et se marrer entre les prises. Inconsciemment j’entretenais une rage au fur et à mesure du film. Et quand ça s’est terminé, ça été très dur d’en sortir, parce qu’il y a des choses dont on se sert, le fait de perdre du poids, d’être fatigué… A force de jouer quelqu’un de fatigué, de dépressif, vous le devenez en fait.

« J’avais envie de me rapprocher le plus possible du personnage », confie Guillaume Canet.

On vous sent très impliqué dans ce film, cette détresse du monde agricole vous a touché ?

Oui, elle me touche depuis longtemps. J’ai grandi dans le milieu rural, j’ai un père qui a élevé des chevaux pendant des années, j’ai fait les boxes, les foins, conduit des tracteurs, je connais ce milieu-là, mais ce film m’a ouvert les yeux sur la complexité que traversent les agriculteurs aujourd’hui. Je suis père de famille, je suis citoyen, et je ne supporte plus l’idée que mes enfants s’empoisonnent à la cantine tous les midis, et qu’on s‘empoisonne tous. La France est un pays d’exception, qui exporte des produits d’exception, et on importe des produits de très mauvaise qualité, très mauvais pour la santé, je n’ai pas envie que mes enfants mangent du poulet rempli d’antibiotique, je n’ai pas envie qu’on mange de la viande bourrée aux hormones. Il en va vraiment de notre santé, c’est normal qu’en tant que citoyen, que père de famille, je me mobilise ; c’est la première fois que je fais un film qui m’engage autant et qui me donne autant envie de défendre les sujets auxquels nous renvoie le film. Je pense que c’est de la non-assistance à personne en danger, on le sait, on a les chiffres, il n’y a pas de pays sans paysans.

« Il y a une conscience environnementale énorme chez les enfants »

Ce sont aussi des sujets qui touchent beaucoup de monde…

Aujourd’hui, on vit dans un pays où les gens ne veulent plus prendre le temps de manger, ne veulent plus dépenser de l’argent pour manger, et ne veulent plus cuisiner. Je ne parle évidemment pas des gens qui n’ont pas le pouvoir d’achat de manger bien et proprement, mais ça devient un vrai problème, il faudrait que les gens retrouvent ce plaisir de manger bien, avec des produits de saison. Ce qui est formidable, c’est qu’il y a un mouvement qui est en train de se faire, et j’ai envie d’accompagner ce mouvement et d’être positif. Il y a une conscience environnementale énorme chez les enfants et les adolescents, il y a plein d’initiatives, des choses qui se mettent en place dans le pays, et il faut l‘accompagner. Il faut vraiment qu’on regarde ce qu’on a dans notre assiette, et qu’on soit certain quand on mange quelque chose qu’on ne soit pas en train de participer à mettre en péril nos agriculteurs et simplifier la tâche des grandes firmes industrielles.

Qu’est-ce qui vous a convaincu de vous impliquer avec Edouard Bergeon dans l’Association Solidarité Paysans ?

Quand je tournais le film, je me suis dit que ça ne pouvait pas rester qu’un film, j’ai rencontré les gens de cette association, qui est extraordinaire. Des gens vont dans les campagnes aider les agriculteurs en détresse de manière administrative, juridique, psychologique, et les aider aussi à une conversion, à une transition. Parce que bien des agriculteurs, poussés par les banques, par les coopératives, ont tendance à s’agrandir, à continuer à faire du rendement, et à un moment ils se noient. L’association les encourage aussi à réduire leur exploitation, à prendre une taille plus humaine, et réussir à la gérer correctement en ayant une vie normale, pouvoir prendre des vacances, voir leurs enfants, ils font moins de chiffre d’affaires mais ils vivent mieux. Cette association sauve des familles tous les jours, elle accompagne mille nouvelles familles par an, et ce qui est formidable c’est que chaque personne mise en contact avec cette association n’est pas passé à l’acte. Le fait d’avoir quelqu’un à l’écoute, et qui les aide à sortir la tête de l’eau, ça évite le passage à l’acte.

Edouard Bergeon : « La terre colle à mes baskets »

« Le politique a le pouvoir mais le pouvoir, on l’a tous », estime le réalisateur Edouard Bergeon.

Votre film trouve malheureusement un écho très fort dans l’actualité et la situation agricole…

Edouard Bergeon : Je n’ai pas attendu pour sentir que mon film croise les débats de société actuels, malheureusement on me disait que mon documentaire, « Les fils de la terre », était d’actualité en 2012. Au mois de juillet sont sortis les derniers chiffres de la Mutualité Sociale Agricole, sur le nombre de suicides et c’est dramatique, un par jour. Le politique a le pouvoir mais le pouvoir, on l’a tous, pour sauver des agriculteurs et pour remplir notre assiette avec des produits qui nous garantissent une bonne santé.

Mais s‘il y a toujours autant de suicides, à qui la faute ?

A nous, à la financiarisation de l’agriculture. Le consommateur est complice de tout ce désastre, il faut une aide du politique pour assurer l’auto-suffisance alimentaire, et maintenir les paysans sur le territoire, donc on est tous un peu responsables de ça. L’agriculture est le seul métier qui a eu une telle mutation en si peu d’années, on est passé de la moitié de la France agricole après la guerre à aujourd’hui 1% et 400.000 exploitations.

Pourquoi passer à la fiction après le documentaire, avec le poids émotionnel de porter à l’écran sa propre histoire familiale ?

Quand j’étais journaliste, j’ai fait des sujets de société, des magazines et du documentaire, mais régulièrement je suis revenu à des reportages sur le monde agricole, je suis né là-dedans, il y a de la terre qui colle à mes baskets, je me sens super bien à la campagne avec des gars que je connais. Si moi je n’éclaire pas avec ma caméra les zones d’ombre, qu’on ne donne pas la parole à tous ces agriculteurs qui souffrent en silence… Ce film raconte qu’on a été isolés aussi, ma mère, mon père, il n’y a pas grand-monde qui entend. « Les fils de la terre » était sur un producteur de lait dans le Lot, qui n’est vraiment pas bien psychologiquement, qui est très endetté, et je raconte déjà en miroir l’histoire de ma famille. La première année d’écriture du film, c’était dur, mais ça fait vingt ans qu’il est parti mon père, donc le travail de résilience a été bien entamé avec « Les fils de la terre », j’avais déjà déposé une partie du sac à dos. C’est une histoire familiale agricole qui raconte la grande histoire de la France agricole. J’ai essayé d’être précis dans tout, les décors, la manière de travailler la terre, il y a un côté naturaliste.

Est-ce qu’une projection de « Au nom de la terre » sera organisée pour le ministre de l’Agriculture ?
Pour l’instant, il n’a pas le temps, il faut qu’il trouve du temps à son agenda, il doit connaître très bien le sujet. 103 minutes ça prend, et une vie par jour. En tout cas, on le présente aux députés et aux sénateurs le 1er octobre à l’Assemblée.

Propos recueillis par Patrick TARDIT

« Au nom de la terre », un film d’Edouard Bergeon, avec Guillaume Canet (sortie le 25 septembre).

Père et fils face à face, Rufus en patriarche « sec et rugueux » et Guillaume Canet en agriculteur qui se démène du mieux qu’il peut.
Alsace Bas-Rhin France Grand Est