Bryan Muller, Université de Lorraine et Hugo Melchior, Université Rennes 2
Héritage contemporain du mouvement autonome implanté en ex-RFA dans les années 1980 et qui souhaitait défendre les « lieux de vie collectifs » contre les irruptions policières jugées illégitimes, le « black bloc » est devenu un acteur politique remarqué à l’échelle internationale, et par là même un mode opératoire imitable et universalisable, à partir de 1999, lors du contre-sommet de l’OMC à Seattle.
Un cortège de militants révolutionnaires habillés en noir susceptibles de recourir à l’action directe
Ni parti, ni syndicat, n’ayant aucune existence légale et résultant de la réunion éphémère d’un certain nombre d’acteurs politiques ne se connaissant pas nécessairement en amont, mais qui sont issus des rangs de l’extrême-gauche « extra-parlementaire, anti-capitaliste et antifasciste » : un black-bloc pourrait se définir comme une forme d’action et d’apparition collective non conventionnelle de militants révolutionnaires habillés en noir dans le cadre d’une manifestation de rue. Autrement dit, comme un « cortège révolutionnaire d’action directe » ou, pour le dire encore d’une autre façon, « un cortège de militants révolutionnaires habillés en noir susceptibles de recourir à l’action directe ».
Ceux qui décident d’agir en commun en se regroupant momentanément dans l’espace public pour former un « black bloc » sont, le plus souvent, partie prenante de « groupes d’affinités » qui s’inscrivent eux-mêmes dans ce que l’on désigne de façon générique sous le nom de « mouvance autonome ».
Ils peuvent être également sans attache partisane, ni enchâssés dans des réseaux de connivences affectives et ainsi venir se greffer à la faveur de la constitution d’un black bloc à des groupes déjà constitués en nouant des relations amicales sur le tas. Enfin, ils peuvent – même si c’est moins commun – appartenir à des organisations légales évoluant dans le champ politique radical, qu’elles soient d’obédiences anarchistes, communistes libertaires ou marxistes-léninistes. Ces derniers, décidant de contribuer à la formation et à la mise en mouvement d’un cortège de type black bloc, viennent de leur propre chef et agissent en leur nom propre, c’est-à-dire qu’ils n’engagent pas leur organisation.
Ni chaîne de commandement, ni unité de direction
De ce point de vue, loin d’être monolithique, un black bloc est d’abord un agrégat, c’est-à-dire un assemblage hétérogène d’éléments qui adhèrent solidement entre eux et qui développent en réaction une puissance d’agir dans l’espace public à la vue de tous, et notamment des médias.
Par-delà leur relative diversité, les participants à un black bloc ont des dénominateurs communs qui leur donnent la possibilité d’agir ensemble. Outre la critique radicale de l’ordre des choses existant, l’intégration du recours à la violence physique dans le répertoire d’action, au risque d’être réprimé par les institutions coercitives – que ce soit la police et la justice –, il y a aussi le fait d’apparaître tout de noir vêtu et de s’encagouler de façon à demeurer anonymes aux yeux des autorités et des médias.
Cela leur permet de se rendre collectivement le plus remarquable dans l’espace public, tout en affirmant un refus des hiérarchies et des figures de leaders. Ainsi, n’étant la courroie de transmission d’aucune organisation politique et n’ayant aucun lien organique avec un quelconque syndicat, le black bloc est-il un cortège se voulant à la fois inclusif et autonome. C’est-à-dire que n’importe quel militant révolutionnaire peut venir prendre part à ce cortège non orthodoxe qui ne dépend de personne en particulier.
En l’absence de chaîne de commandement et d’unité de direction officielles et identifiables, les membres d’un black bloc peuvent autant décider de manifester seulement pacifiquement avec des banderoles renforcées et des drapeaux servant à publiciser leurs aspirations communes que de recourir, parallèlement, à des modes d’action illégaux qui relèvent de la « propagande par le fait non insurrectionnel » au sens qu’ils ne sont pas mortifères – contrairement à ce qui pouvait se donner à voir en Russie tsariste ou en France à la fin du XIXᵉ siècle.
Ces militants usant de la violence physique n’ont, d’ailleurs, pas la prétention que leurs dégradations et/ou leurs interactions violentes avec les forces de l’ordre puissent servir de levier pour permettre une montée impétueuse des masses subalternes ou engendrer un tel cycle de répression de la part du pouvoir d’État qu’il arracherait le peuple de sa torpeur, de son atonie sociale.
La revendication du rôle incontournable de la « violence révolutionnaire »
Recourir à l’émeute politique, c’est une façon d’exprimer publiquement sa tolérance, sinon son appétence, à l’endroit de la violence en politique. C’est revendiquer le rôle incontournable de la « violence révolutionnaire » dans un processus de recomposition générale des rapports sociaux au travail et en société. C’est récuser pratiquement le « pacifisme intégral » comme guide pour l’action collective, tout en affirmant que les procédures électorales ne sauraient constituer a priori une modalité d’accès au pouvoir envisageable pour des militants révolutionnaires.
Ces derniers doivent envisager a contrario soit une stratégie révolutionnaire de conquête du pouvoir d’État par l’avènement d’une situation de dualité du pouvoir (grève générale insurrectionnelle, guerre populaire prolongée) ; soit une politique visant à multiplier à l’échelle du territoire national des isolats, c’est-à-dire des « zones autonomes » émancipées du « règne de la marchandise » devant permettre de vivre le futur post-capitaliste dès à présent.
Automatiquement, en agissant de la sorte, ces militants révolutionnaires assument une forme d’insubordination par rapport à la loi en vigueur, consentent à se positionner en marge de la légalité. Toutefois, contrairement aux discours fantasmagoriques de certains commentateurs ou ceux émanant des services de renseignement, il n’est pas question pour ces militants, ayant momentanément recours à des modes d’action relevant de la « délinquance politique » du fait qu’ils transgressent des normes juridiques, de s’abandonner à une quelconque dérive militariste/brigadiste.
Le rejet de la lutte armée
En effet, aucun groupe ou réseau révolutionnaire connu à ce jour ne prône publiquement un recours à la lutte armée clandestine, et donc le maintien prolongé dans l’illégalité, dans nos sociétés démocratiques et libérales, l’enlèvement de personnes assumant des fonctions électives ou encore l’assassinat ou la mutilation de décideurs économiques.
De même, en ce qui concerne les militants formant des « black blocs », il est notable qu’ils ne viennent jamais en manifestation avec des armes à feu avec l’intention de causer la mort d’un ou de plusieurs policiers, mais avec un outillage composé exclusivement d’armes par destination (pierres, bouteilles, feu d’artifice…) qui sont, certes, susceptibles de provoquer des blessures plus ou moins sérieuses chez les fonctionnaires, mais qui demeurent néanmoins de faible intensité.
Outre les considérations morales et éthiques, outre le refus pour ces militants de risquer de sacrifier 20 ou 30 ans de liberté sur l’autel d’un engagement politique qui ne se veut en définitive ni total, ni absolu, il n’est pas question de recourir à la lutte armée du fait de l’échec historique de la stratégie des groupes ayant eu recours en Europe (dans des contextes politiques dissemblables) à la « violence révolutionnaire armée ».
Ainsi, si le Comité invisible fait l’apologie de l’émeute dans son dernier opuscule Maintenant, en tant qu’expérience collective sensorielle et émotionnelle au-dessus de l’ordinaire, son propos apparaît sans commune mesure avec celui tenu par la Ligue communiste au début des années 1970 qui défendait la nécessité « d’armer les masses du désir de s’armer » dans le cadre de « l’autodéfense ouvrière » et dans la perspective d’une conquête révolutionnaire du pouvoir d’État. Sans même parler du « Mai-rampant » italien et de ces dizaines d’organisations révolutionnaires ayant assumé une militarisation de leurs modes d’action dans le contexte politique de l’Italie des années 1968, celui « d’une guerre civile de basse intensité ».
Marquer l’ennemi au fer rouge
Dans le cadre d’un black bloc, il s’agit essentiellement pour ces membres de marquer l’ennemi au fer rouge, autrement dit de commettre des actes de déprédation à l’endroit de ce qui est identifié comme des cibles politiques – que ce soient les symboles de « l’État de classe » (commissariats de police, casernes de gendarmerie, véhicules des forces de l’ordre), le « mode de production capitaliste » (banques, assurances, agences immobilières, boutiques de luxe), de la démesure consumériste et « bourgeoise ». C’est-à-dire tout ce qui incarne, aux yeux de ces militants révolutionnaires, le « règne de la marchandise » et celui de la propriété privée et lucrative.
En parallèle, il s’agit d’assumer des interactions violentes avec les forces de l’ordre chargées de protéger le « statu quo pro-capitaliste », l’ordre usinier, et de façon générale la structure normative de la société que ces militants révolutionnaires voudraient abolir à terme.
Même si aucune victoire « militaire » n’est évidemment pensable du fait d’un rapport de forces totalement et définitivement asymétrique, les agents du maintien de l’ordre sont des cibles, car ils se situent à l’interface entre eux et les décideurs politiques et économiques introuvables et inatteignables le temps de la manifestation de rue. Aussi, s’en prendre physiquement à eux, c’est essayer d’atteindre – par personne interposée – les différentes formes de gouvernances jugées illégitimes se dissimulant derrière.
Par ailleurs, leur violence collective, qui demeure en France en permanence contenue et auto-limitée, se présente comme une violence ciblée et différenciée, mais aussi comme une réponse aux violences sociales, économiques et autres destructions environnementales. Elle se définit comme une contre-violence politique, comme l’expression de la légitime défense auxquels auraient le droit de recourir à un moment donné « les dominés », « les exploités », « les opprimés » et, plus largement, celles et ceux qui souhaiteraient que les sociétés modernes ne soient plus régies par « la morale de l’intérêt privé » et « la concurrence des égoïsmes » pour reprendre les expressions chères au philosophe Alain Badiou.
Dès lors, la réalité de cette violence militante sera toujours perçue et présentée par ses acteurs comme inversement proportionnelle aux multiples formes de violences structurelles d’un « système capitaliste autophage », pour reprendre l’expression d’Anselm Jappe.
Bryan Muller, Doctorant contractuel chargé d’enseignement en Histoire contemporaine, Université de Lorraine et Hugo Melchior, Doctorant en histoire politique contemporaine, Université Rennes 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.