Claude Poissenot, Université de Lorraine
Ainsi, la non sélection de Karim Benzema serait le produit de la pression de « la partie raciste de la France » sur l’entraîneur de l’équipe nationale. Cet avis de l’intéressé lui-même a donné lieu à quelques réactions fermes pour le contester. Mais d’autres soutiennent très explicitement ce point de vue, comme Éric Cantona, ou développent une analyse jugeant « incongrue » la non sélection de ce joueur de grand talent. Que penser ?
Filtre d’accès
Bien sûr, il serait absurde de nier l’évidence : il existe bien des mécanismes de différenciation et de hiérarchisation dont pâtit une partie de la population, notamment celle issue des migrations maghrébines. Il ne s’agit pas de fantasmes victimaires, des travaux rigoureux en attestent l’existence. C’est vrai pour l’accès au marché du travail mais aussi au logement, voire aux discothèques, comme l’ont montré certaines opérations de testing.
On peut imaginer de chercher à mettre en évidence l’existence d’un filtre pour l’accès à l’équipe de France selon l’origine. Cela supposerait un protocole assez compliqué dans lequel il faudrait prendre en compte le poids de cette population maghrébine dans la population globale et le poids dans les équipes professionnelles et dans les élites de ces dernières.
Reste que sur une équipe de 23, chaque joueur représente déjà 4,3 % – ce qui rendrait la mesure incertaine. Et, bien sûr, une équipe ne se construit pas comme une assemblée à la proportionnelle. Les considérations interpersonnelles ont évidemment leur place.
Demande d’exemplarité
Il est donc indémontrable que l’origine maghrébine de Karim Benzema est en cause dans sa non sélection. Ce dernier peut l’affirmer mais cela ne constitue pas une preuve. Éric Cantona peut appuyer son point de vue, lui qui a aussi subi l’affront de la non sélection en 1998, mais le doute s’impose.
Comment ne pas faire le lien entre sa non sélection et les démêlés judiciaires qui sont les siens ? Les écoutes qui ont fuité dans la presse ont nettement donné à voir pas tant une culpabilité qu’une vision très instrumentale des relations humaines dont on peut discuter la compatibilité avec un esprit d’équipe.
Certains ont reproché aux politiques (Manuel Valls par exemple) de réclamer une forme d’exemplarité aux sportifs là où ils ne le sont pas toujours eux-mêmes. La demande n’émane pas seulement des politiques mais aussi d’une grande part de la population qui aspire à ce que ses élites – quelles qu’elles soient – montrent une forme d’exemplarité dans leurs comportements. De ce point de vue, l’exigence à l’égard de Karim Benzema est à rapprocher de celle demandée à Agnès Saal pour ses frais de taxis. Les valeurs d’honnêteté ou de respect ne sont pas relatives… Les défaillances de certaines élites ne pourraient justifier celles des autres.
Posture victimaire
Mais, surtout, la déclaration de Karim Benzema évacue toute responsabilité individuelle. Au lieu d’envisager une part de responsabilité (morale, sportive, collective), elle désigne une seule cause qui serait imputable non à la personne mais à la catégorie à laquelle elle appartient. Ce joueur brillant serait victime d’une discrimination, c’est-à-dire d’un mauvais traitement a priori. Il donne ainsi une publicité considérable à une posture victimaire qui est une impasse.
Combien de collégien(ne)s vont s’emparer de ce « bel exemple » dans le cadre des relations avec leur enseignant ? Ils pourront expliquer leurs mauvaises notes, leurs punitions, etc. par le soupçon indémontrable de la discrimination. Et certains enseignants (ce qui existe déjà) renonceront à faire régner l’ordre nécessaire au cours, à donner des mauvaises notes pourtant méritées voire tout simplement à faire cours pour ne pas devoir affronter ce soupçon. Comment, dès lors, sortir de la situation de discrimination ?
En définitive c’est un véritable poison que Karim Benzema diffuse car il enferme les individus dans la case d’une origine pourtant lointaine. Pourquoi chercher à progresser et à se dépasser – ce qu’il a pourtant fait et réussi lui-même par le foot – si on est réduit à son étiquette ? N’est-ce pas aussi en se pensant comme porteur de l’étiquette que celle-ci colle à la peau ? Comment sortir des discriminations si elles sont la seule grille de lecture de son existence ?
C’est en cela qu’on pourrait aller jusqu’à considérer Benzema comme étant « raciste » lui-même puisqu’il ne fait que reprendre la grille des véritables racistes pour interpréter ce qui lui arrive. Cette vision communautariste est aux antipodes de notre monde contemporain dans lequel les appartenances sont multiples et ne sont pas subies mais, au moins pour une part, choisies. Elle tend à conserver le monde dans un état qu’elle donne pourtant l’impression de dénoncer.
Claude Poissenot, Maître de conférences au Centre de recherches sur les médiations, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.