Stéphane Pierré-Caps, Université de Lorraine
Un an après, Rémi Malingrey a porté un regard graphique et personnel sur cet article.
La question de la constitutionnalisation de l’état d’urgence a bien été tranchée, mais par le renoncement : dans une courte allocution du 20 mars 2016, le président de la République a enterré le projet de loi constitutionnelle dit de « protection de la nation », qui prévoyait d’inscrire dans la Constitution l’état d’urgence. Au reste, ce renoncement est davantage dû à un désaccord irréductible entre l’Assemblée nationale et le Sénat quant à la déchéance de la nationalité française également proposée à la révision constitutionnelle, qu’à l’état d’urgence en tant que tel.
De fait, le juge constitutionnel en est désormais réduit à apprécier le régime juridique de l’état d’urgence au fil des questions prioritaires de constitutionnalité posées par les citoyens. Il a par exemple sanctionné, le 19 février 2016, le fait de copier des données informatiques à l’occasion d’une perquisition, ainsi assimilé à une saisie, faute d’autorisation par un juge.
Cela n’a pourtant pas empêché le gouvernement de prolonger l’état d’urgence, initialement proclamé par le décret du 14 novembre 2015, la nuit même des attentats de Paris, par les lois du 20 novembre 2015, du 19 février 2016 et du 20 mai 2016, soit plus de 8 mois après ces attentats, à quoi l’on ajoutera la loi du 21 juillet 2016, adoptée à la suite de l’attentat de Nice, prolongeant l’état d’urgence pour 6 mois de plus, puis celle du 19 décembre 2016, le prolongeant à son tour pour 6 mois jusqu’en juillet 2017, pour cause de danger terroriste en période électorale présidentielle et législative ; non sans avoir assorti cette prolongation de nouvelles mesures antiterroristes. Les mises en garde du Conseil d’État et de son vice-président quant à la durée excessive de l’état d’urgence n’ont donc eu aucun effet.
Il est donc bien vrai que l’état d’urgence est en passe de devenir une norme sociale en dépit de son imprévisibilité même. Autrement dit, la situation d’exception tend à se faire permanente et induit un nouveau type de légalité, en tout état de cause problématique eu égard aux standards de l’Etat de droit. Dans ces conditions, la constitutionnalisation de l’état d’urgence, qui pouvait se justifier par la mise en cause des libertés fondamentales qu’elle comporte, a cessé d’être exemplaire et a perdu de son intérêt. L’on assiste ainsi à la mise en place d’un état de droit de nécessité édifié par le gouvernement comme une réponse à un type nouveau de menace et de danger, et ce avec le consentement du législateur.
République, consuls et dictature
Au temps de la République romaine, la dictature est la réponse. Elle est une magistrature extraordinaire requise par le Sénat face à un péril imminent, intérieur ou extérieur. Elle n’emporte donc pas pour autant une suspension du fonctionnement régulier des institutions de la République. Surtout, elle est temporaire. Le dictateur est désigné pour une durée limitée : six mois, à l’origine le temps d’une campagne militaire. À l’issue de cette période, il doit « démissionner », que sa mission ait été remplie ou non.
À d’autres époques de la République, c’est le recours au senatus consulte ultime qui supplante une dictature tombée en désuétude, faute de péril extérieur, et apparaît comme une forme d’état d’urgence dans le contexte des guerres civiles du Ier siècle av. J.-C. Il a pour effet d’accroître les pouvoirs des consuls. Son contenu importe moins que l’apparence de légalité qui le justifie. Ce « décret » n’eut de cesse d’être contesté : les abus étaient nombreux et les libertés des citoyens s’effaçaient devant les luttes de factions.
Dès cette époque il apparaît que la situation d’exception pose en fait deux types de difficulté, tenant à son régime juridique et sa durée, laquelle valut d’ailleurs à César d’être assassiné. L’État de droit contemporain et les pouvoirs publics de la Ve République se heurtent aux mêmes difficultés.
Pouvoirs de crise, état d’urgence et état de siège
L’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution n’a, en soi, rien de choquant. Il rejoindrait ainsi deux autres situations d’exception : les pouvoirs de crise de l’article 16 et l’état de siège de l’article 36. Ces trois situations se distinguent par la gravité du péril et l’ampleur des pouvoirs des autorités compétentes : l’autorité politique (président de la République) quant aux pouvoirs de crise, l’autorité militaire quant à l’état de siège (constitutionnalisé en 1954), l’autorité administrative (préfets) quant à l’état d’urgence.
L’état d’urgence fut institué par la loi du 3 avril 1955 dans le contexte de la guerre d’Algérie. Ce texte vient d’être modifié par la loi du 20 novembre 2015, qui prolonge pour trois mois l’état d’urgence décrété le 14 novembre précédent, et renforce les possibilités d’assignation à résidence et de perquisition. Or, c’est un fait que le régime législatif de l’état d’urgence a jusqu’à présent échappé à tout contrôle de constitutionnalité, en dépit de plusieurs applications – notamment en 1985 en Nouvelle-Calédonie, et en 2005, s’agissant des émeutes dans les banlieues –, et hormis une récente question prioritaire de constitutionnalité portant sur le régime de la seule assignation à résidence (art. 6 de la loi du 20 novembre) que le Conseil constitutionnel a d’ailleurs validée le 22 décembre 2015.
Cela tient à deux raisons : la première est que le juge constitutionnel en particulier, et le juge en général, n’est guère à l’aise face à une crise ouverte. On l’a bien vu à propos de la Nouvelle-Calédonie, en 1985 : le Conseil constitutionnel avait été saisi de la loi des 23 et 24 janvier 1985 prorogeant l’état d’urgence, auparavant étendu au territoire de la Nouvelle-Calédonie par la loi du 6 septembre 1984. S’il a alors admis que le législateur pouvait établir un régime d’état d’urgence sans y être habilité expressément par la Constitution, il s’est bien gardé d’en préciser le cadre eu égard aux libertés publiques. Ce self-restraint du juge constitutionnel permettait ainsi de préserver la marge de manœuvre des pouvoirs publics en vue d’un retour à la normale.
Au reste – et il s’agit là de la deuxième raison –, ces derniers se sont eux-mêmes bien gardés de soumettre au Conseil constitutionnel le dispositif législatif de l’état d’urgence. Ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont manqué : le Conseil n’a eu à connaître ni de la loi du 18 novembre 2005 prorogeant pour 3 mois l’état d’urgence déclaré par le décret du 8 novembre précédent, ni de celle du 20 novembre 2015. Les requérants potentiels que sont les parlementaires ne l’ont pas voulu, laissant ainsi l’exception primer sur le droit.
« Protection de la nation »
La question de la constitutionnalité du régime législatif de l’état d’urgence est donc restée à ce jour sans réponse. Dès lors, pourquoi ne pas inscrire l’état d’urgence dans la Constitution, comme l’ont suggéré, en leur temps, les deux « comités » chargés de faire des propositions en vue d’une adaptation de la loi fondamentale : le « comité » Vedel, en 1993, le « comité » Balladur en 2007 ?
D’ailleurs, le projet de loi constitutionnelle relatif à l’organisation des pouvoirs publics du 10 mars 1993, demeuré en l’état, précisait : « En tant qu’il autorise précisément des atteintes sérieuses à des droits fondamentaux, l’état d’urgence relève du domaine que la Constitution à vocation à organiser ». Et les deux « comités » de s’accorder pour inscrire l’état d’urgence à l’article 36 de la Constitution, en sus de l’état de siège, tout en renvoyant à une loi organique le soin d’en préciser le régime. Démarche d’autant plus cohérente que la loi organique doit être obligatoirement soumise au contrôle du juge constitutionnel, lequel y aurait enfin trouvé l’occasion d’en situer les contours pour peu qu’il le souhaitât.
Mais le projet de loi constitutionnelle « de protection de la nation » actuellement soumis au Parlement a opté pour une autre solution, en s’attachant davantage à la situation d’exception largement entendue – « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » – et en renvoyant au législateur le soin d’en préciser la durée « au-delà de douze jours ».
Cette dernière forme, en effet, le deuxième type de difficulté posée par la situation d’exception. Le gouvernement a choisi d’éluder cette difficulté en la reportant sur le législateur les éventuels renouvellements de l’état d’urgence au-delà de douze jours. Or, il aurait pu adopter une solution comparable à celle relative aux pouvoirs de crise de l’article 16 : à la suite de la révision constitutionnelle de 2008, le Conseil constitutionnel s’est vu confier la possibilité de vérifier si les conditions du recours aux pouvoirs de crise étaient toujours réunies. En effet, la seule utilisation à ce jour de l’article 16, d’avril à septembre 1961 à la suite du putsch des généraux en Algérie, avait fait l’objet de fortes critiques en raison de sa durée excessive eu égard à la résorption de la crise.
Dans son avis du 11 décembre 2015 sur le projet de loi constitutionnelle de la protection de la nation, le Conseil d’État ne s’y est pas trompé en insistant, pour ne pas dire plus, sur cette question de la durée de l’état d’urgence : il a tenu à préciser que « l’état d’urgence restant un « état de crise », ces renouvellements ne devront pas se succéder indéfiniment. Si la menace qui est à l’origine de l’état d’urgence devient permanente, c’est alors à des instruments de lutte permanents qu’il faudra recourir en leur donnant, si besoin est, un fondement constitutionnel durable ».
Il appartient désormais aux principaux acteurs de la révision constitutionnelle, c’est-à-dire aux parlementaires, de prendre leurs responsabilités. Puissent-ils retenir les leçons de la République romaine.
Stéphane Pierré-Caps, Professeur de droit public, Directeur de l’Institut de recherches sur l’évolution de la Nation et de l’État (IRENEE), Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.