Buket Türkmen, Institut d’études avancées de Paris (IEA) – RFIEA
Le mouvement des « gilets jaunes » en France permet aujourd’hui de mettre en lumière une série de mouvements, qui, après la crise financière de 2008, signent une nouvelle ère en matière d’activisme politique depuis les années 2010.
Celui-ci a pris des formes inédites, et ce dans des sociétés très diverses, suggérant un nouvel imaginaire basé sur l’utilisation commune des richesses, l’occupation des places publiques, les luttes pour des espaces et des modes de vie alternatifs, la réalisation de zones autonomes organisées de façon horizontale.
Ces activismes ont été l’expression d’une indignation générale contre la dissolution du pouvoir et la diminution de la capacité d’action politique des acteurs dans les systèmes néo-libéraux.
Des révoltes se sont suivies par vagues un peu partout sur la planète. Elles ont parfois émergé suite à des politiques urbaines en contradiction avec la volonté des citoyens (Brésil, Gezi en Turquie), d’autres en réaction à des mesures d’austérité (Occupy Wall Street aux États-Unis, Syntagma en Grèce, Puerta del Sol en Espagne), ou encore à cause d’un régime durcissant son autoritarisme (Tahrir en Egypte, Taksim/Gezi en Turquie).
Individualisme solidariste
Bâtis sur un modèle de convergences des luttes, ces mouvements ont comme caractéristiques premières l’horizontalité, la participation, le pluralisme, l’autonomie. Suite notamment à l’analyse du terrain que j’ai effectuée auprès des femmes activistes de la révolte de Gezi en Turquie, j’ai constaté que ces mouvements avaient fait apparaître de nouveaux sujets à travers ce que j’ai conceptualisé comme un individualisme solidariste.
L’individualisme solidariste est une critique de l’individualisme compétitif et atomisé du néo-libéralisme mais aussi du collectivisme sur lequel sont fondées certaines identités nationales.
Ces nouveaux « individus solidaristes » remettent en question les anciennes organisations politiques verticales et déconstruisent les anciennes définitions de la subjectivité politique – jusqu’ici encadrées en grande partie par les constructions collectivistes – pour en proposer de nouvelles basées sur la dignité, la singularité, l’autonomie individuelle, les réseaux horizontaux et les économies solidaires.
Fragilités et lenteurs
Les forums « Nuits debout » en France ou les assemblées de quartier constituées pendant le Mouvement des Indignés en Espagne en sont des exemples.
Comme l’ensemble de ces réseaux horizontaux, ils ont cependant souffert d’un dysfonctionnement dans les mécanismes de décision. Ceux-ci ont en effet basé leur fonctionnement sur une démocratie délibérative qui augmente le temps nécessaire à toute prise de décision, et nécessite un grand investissement des personnes impliquées.
Cette organisation a causé de nombreuses frustrations, les débats interminables quant aux actions à mener empêchant le passage à l’action tout en nécessitant une organisation en petits comités… La méfiance à l’égard de toute hiérarchie a empêché de construire une organisation efficace.
De manière plus dramatique encore, pendant la période qui a suivi la Révolte de Gezi, quand le conflit armé a recommencé dans la région kurde en Turquie, les discussions trop longues dans les forums d’Istanbul et d’Ankara, aussi bien que dans les « blocs de la paix » des quartiers constitués pour organiser l’activisme de la paix et les réseaux de solidarité avec la région ont éloigné certains activistes de ces réunions.
Leur motif était : « nous perdons notre temps à débattre tandis que les gens meurent. Sortons tout de suite dans la rue et réagissons ! »
C’est dans cette tension, entre exigence de la démocratie délibérative et nécessité d’action urgente, que l’on saisit l’inefficacité d’un mouvement alter-activiste/horizontal pendant un conflit armé. Sous le bruit assourdissant des armes, on n’arrive plus à délibérer.
La montée en puissance des contre-mouvements
Dans la plupart des cas, les alter-activismes n’ont pas intégré les classes populaires exclues du marché du travail et dépourvues de tout type de capital.
Ces luttes pour la dignité et l’autonomie ont donc été accusées d’être des mouvements des classes moyennes comme les mouvements sociaux identitaires de type LGBT et/ou en faveur des droits des minorités.
Certains ont perçu les lacunes de ces mobilisations et structurations horizontales – dysfonctionnements des mécanismes de décision et sentiment de relégation des classes populaires – comme une opportunité pour passer à l’action. En réponse aux multiples frustrations causées par les alter-activismes, on constate dans la période actuelle la montée de contre-mouvements.
Ces contre-mouvements promeuvent la verticalité, la hiérarchie, la soumission à un leader et une citoyenneté quasi-holiste basée sur une solidarité communautariste, souvent portée par un nationalisme identitaire.
L’erdoganisme en Turquie, le bolsonarisme au Brésil, le trumpisme aux États-Unis en sont quelques exemples récents.
Une violence légitimée
Les régimes néo-populistes ré-émergent aujourd’hui comme de nouvelles formes politiques efficaces. Ces régimes néo-populistes se servent des mobilisations pour contrôler la rue et asseoir le régime, tout en fédérant les masses autour d’un discours unitaire, sécuritaire et anti-terreur.
On y incite notamment certains acteurs à se mobiliser tout en interdisant les manifestations de rue de certains autres. Ainsi, l’expression de tout mécontentement contre le régime établi est vouée à sa stigmatisation en tant qu’action terroriste, séparatiste et perturbatrice de l’union et de l’ordre social.
Le registre de la violence est utilisé en complément de cette instrumentalisation de la rue. Dans ces régimes néo-populistes, toute position oppositionnelle est poussée au silence par les politiques sécuritaires, voire les « nécro-politiques », c’est-à-dire le pouvoir de dire qui pourra vivre et qui doit mourir – suivant les termes du philosophe Achille Mbembe.
L’inédit dans cette nouvelle période est l’utilisation des outils de la démocratie et de la mobilisation dans la rue des masses pour légitimer la dérive autoritaire. Dans les régimes néo-populistes, la rue devient un moyen de contrôle et un lieu de mise en scène pour les acteurs politiques dominants.
Une création perpétuelle de champs de résistances
Toutefois, la dé-subjectivation des acteurs – c’est-à-dire, leur perte d’autonomie, de pouvoir d’action, de marges d’émancipation et de la maîtrise de l’historicité – n’est pas un processus total dans ces nouveaux régimes.
Celle-ci s’accompagne de la création perpétuelle de champs de résistances, lesquels deviennent les lieux autonomes de re-subjectivation (de la construction de soi, de l’expression d’opposition à travers des formes d’action inédites).
Afin de pouvoir déchiffrer une nouvelle langue de lutte et de résistance qui ne se nourrit plus des actions de rue, stigmatisées, voire criminalisées par la plupart les régimes aux dérives autoritaires, il est nécessaire de faire une sociologie des acteurs silencieux, des niches et espaces d’opposition, des configurations éphémères, des processus et dynamiques des rapports de pouvoir.
Cet article a d’abord été publié sur le journal de RFIEA, Fellows n°49. Édition avec le concours d’Aurélie Louchart. Le réseau des quatre instituts d’études avancées a accueilli plus de 500 chercheurs du monde entier depuis 2007. Découvrez leurs productions sur le site Fellows.
Buket Türkmen, Professeure associée, chercheuse associée Centre Emile Durkheim, Institut d’études avancées de Paris (IEA) – RFIEA
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.