Gerhard Heinzmann, Université de Lorraine et Sylvie Camet, Université de Lorraine
Pour ses 10 ans, la Maison des Sciences de l’Homme Lorraine a commandé à Sébastien Di Silvestro un recueil de portraits – textes et photos – de chercheurs en Sciences humaines et sociales : L’Archipel des Possibles. Retrouvez chaque semaine l’un de ces portraits.
« Dans une époque où l’on s’honore des titres de spécialistes, le mot a quelque chose d’un peu suranné. Pourtant, la masse de connaissances qu’il suppose n’a jamais été aussi vaste. Gerhard Heinzmann est de ces hommes rares qui surplombent le tissage de la pensée. Et en suit tous les fils à l’intuition de la trame. Un savant, le mot est lâché. Un savant qui produit de la pensée vivante inspirée par l’histoire des idées dans un effort continu de prolongement et de remise en question. Dans ses cours, on n’apprend pas la philosophie, on la fait. »
Au sein du laboratoire des Archives Poincaré, qu’il a fondé à un chapitre du roman de sa vie, les disciplines n’ont pas de pré carré. Elles échangent, se confrontent, se nourrissent et se réorientent. Et les chercheurs pour lesquels il est ce mentor modeste, cet initiateur discret dont le « ja » offre la conviction des directions prises, fonctionne à la façon des sociétés savantes d’autrefois, quand la curiosité, l’étonnement et le bouillonnement pouvaient encore renverser la table des dogmes et des chapelles.
L’hyperspécialisation est sans aucun doute une nécessité de la masse des connaissances acquises, mais elle porte en elle le cloisonnement et incline la recherche vers une démarche d’amélioration continue. Mais ce n’est pas le sens de l’histoire des sciences. Et ce n’est qu’une forme de croyance de siècle qui évolue et redécouvre l’interaction au son d’un mot nouveau : interdisciplinarité. Cependant, pour Gerhard Heinzmann les critères de scientificité ont toujours été les mêmes pour toutes les disciplines qui doivent mener ce dialogue. Cet échange qui permet de sauter dans l’inconnu et de voir autrement ce qui est devenu commun.
« Son œuvre imposante sert une rationalité empirique, pragmatique, délestée des représentations spéculatives, et embrasse tous les sujets, ne subdivise que pour comprendre et toujours à dessein de faire fonctionner ensemble. »
Philosophe, logicien, mathématicien, fondateur des Archives Poincaré, de la revue Philosophia Scientiae, membre de l’Academia Europaea, de l’European Academy of Sciences, ancien directeur de la MSH Lorraine, à l’origine de myriades de congrès, conférences, workshops, il noue aux quatre coins du globe un réseau de penseurs et d’idées. Comme il l’a toujours fait depuis son enfance à Fribourg où les soirées se passaient à sonner d’une maison à l’autre pour échanger, dans un contexte intellectuel très privilégié, d’une éminence à l’autre. Cette autre histoire, il l’a racontée des milliers de fois, puisque c’est celle qui le mène à la carrière.
À côté de chez ses parents se tenait une maison de l’Ordinariat, louée par l’Archevêché aux professeurs de Théologie. Entre cinq et dix ans, le jeune Gerhard Heinzmann avait l’habitude de jouer dans sa cour. Sauf que parfois, le professeur Linus Bopp, recevait un philosophe avec lequel il échangeait tout en déambulant. La cour lui était alors interdite. La stature de l’homme qui le privait de recréation l’impressionnait. Lui aussi voudrait être philosophe. Dix ans plus tard, il apprendra son nom : Martin Heidegger. Un nom, un lien de contradicteur qui reviendra frapper à sa porte à différentes étapes d’une vie somme toute miraculeuse.
Pragmatique, Gerhard Heinzmann dit avoir eu la chance de naître à un endroit et un moment ouvert aux vents porteurs. Au vrai, son parcours n’ira d’un point à un autre qu’à la rencontre des esprits parmi les plus brillants de son époque. Et dans différents mondes. Car la patine toute professorale, le lustre de la mesure du geste, dissimulent à peine une jeunesse engagée à gauche dans une Allemagne post-nazie, une jeunesse exaltée, qui est allée partout, qui a pris et donné des coups.
« La bande à Baader, Lucie Aubrac, Nelson Goodman, Stanley Kubrick, Jean‑Paul Sartre, Kuno Lorenz, Jack Lang, Cedric Villani (avec lequel il a écrit un livre), figurent dans le désordre et parmi tant d’autres, dans le livre de ses souvenirs. »
Un ouvrage de contributions internationales, intitulé Construction, un mot qui résume le sens et la fantastique arborescence de ses travaux, a été consacré à son œuvre. Dans ce récit, il sera essentiellement question d’une vie qui démontre une philosophie en mouvement, une philosophie de l’action qui lit et relie tous les sujets du monde. Dans la grande clarté.
Il ne sait pas pourquoi il raconte tout ceci et si c’est bien utile. Alternativement, son sourire fait exploser une lumière sèchement coupée de moments de réflexion qui plongent tout au fond d’un abîme de pensées synchrones. Comme s’il voulait être compris à coup sûr, ou par déformation professionnelle, Gerhard Heinzmann ne prononce que des phrases courtes à la découpe de son accent germanique, des énoncés dénués de la moindre ambiguïté.
Finalement, confiera-t-il à voix basse, en fin d’échange, la logique classique est peu utile pour la vie face à l’ignorance. Peut-être accepte-t-il alors de s’ouvrir sur son histoire si peu ordinaire pour qu’elle reste consignée quelque part, à la marge d’une œuvre que ces événements ont façonnée. Né en 1950 à Fribourg, Gerhard Heinzmann est un enfant de l’après. Du lendemain dans la grande catastrophe allemande.
« Il appartient à cette génération de la reconstruction qui porte durement le poids de la honte, cherche à réinventer l’avenir tout en se démarquant des ombres de ce passé qui brûle encore. »
Alors que le pays redémarre en menant un lourd et difficile travail d’introspection, formant tous ses enfants au rejet viscéral de l’horreur, d’anciens nazis, d’anciennes convictions du Reich démembré, se dissimulent à tous les étages de la société. Et parfois même au vu et au su de tous. Grandissant au milieu de ces puissants mouvements contraires, Gerhard Heinzmann n’aura de cesse de trancher d’avec cette insupportable équivoque, par l’engagement le plus profond. À 67 ans, l’évocation de chaque nom lié à ce pan d’histoire, est ponctué, tête baissée, la mine grave, des sceaux de l’infamie : « Nazi », « lui aussi était un fasciste ».
Comme tout Allemand de cette époque, l’écartèlement de la guerre s’est inscrit au cœur de sa propre famille. Son grand-père avait loué une maison à un député de gauche. Sans une hésitation, Gerhard Heinzmann cite une date : le 17 mars 1933, le député Christian Nußbaum tire à travers la porte et tue les « deux flics » qui étaient venus procéder à son arrestation. « C’était comme s’il hébergeait un terroriste », s’exclame-t-il. À dix-huit ans, sa mère se trouve alors fille au pair, loin de chez elle, en Italie, et ne reviendra en Allemagne qu’en 1937, pour voir les siens, où elle rencontre son futur époux, alors jeune procureur de trente ans. Peu après le mariage en 1938, son père a été envoyé au service militaire puis au front et ne reviendra qu’en 1947. « Personne ne reparlerait de cette période », dit Gerhard Heinzmann en refermant le chapitre obscur.
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Gerhard Heinzmann, Professeur de philosophie, Université de Lorraine et Sylvie Camet, Professeure de littérature comparée, directrice de la MSH Lorraine, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.