Jean-Baptiste Vila, Université de Bordeaux et Yann Wels, Aix-Marseille Université (AMU)
« L’État pour signer un accord global et de confiance, comme le disent les sociétés concessionnaires d’autoroutes (SCA), n’a pas besoin de notre aval ».
Devait-on voir dans cette formule issue d’un ex-sénateur, coauteur d’un rapport de 2013 sur les autoroutes concédées, un aveu d’impuissance des parlementaires pour garantir un rapport équilibré entre l’État et les SCA ? Sans avoir la prétention d’apporter ici une réponse, poser la question semble en tout cas faire sens après un rapport sénatorial dédié à ce sujet et une expertise quinquennale de l’Autorité de régulation des transports (ART), le tout livré au dernier trimestre 2020.
Le premier, au terme de plusieurs mois de travail d’une Commission d’enquête, présente une étude globale et fournie qui s’intéresse aussi bien aux questions économiques, juridiques, financières propres au secteur autoroutier concédé. Le second tente d’évaluer la rentabilité des concessions d’autoroutes tout en évoquant certains sujets périphériques aux contrats.
Ces analyses, auxquelles s’ajoutent des rapports antérieurs de la Cour des comptes (2013) ou de l’Autorité de la concurrence (2014), permettent-elles d’apporter une réponse à toutes les questions propres aux concessions d’autoroutes, notamment en termes d’équilibre pour l’État et de coûts pour l’usager ? Le sujet est-il, depuis lors, frappé du sceau de « l’indiscutabilité » au point que toute analyse contradictoire mériterait finalement d’être balayée d’un revers de la main sans donner lieu à débat ?
Rien n’est moins sûr car, sur un certain nombre de sujets à dimension juridique et économique, les enjeux ne paraissent pas encore tout à fait maîtrisés, voire appréhendés, s’agissant de l’exécution de ces contrats d’autoroutes. Loin de remettre en cause l’ensemble des expertises publiques sur ces contrats, deux études exhaustives que nous avons menées superposent et croisent au contraire ces analyses pour mesurer les hypothèses, les conséquences et les points de vigilances. Et ils en existent.
Des hausses de tarifs fragiles juridiquement
Les auditions menées au Sénat au cours de l’année 2020 suffisent à s’en convaincre. Le président de l’ART, contrôlant les concessions d’autoroutes, dressait ainsi devant la Commission d’enquête le constat suivant :
« Il n’existe pas d’inventaire du patrimoine autoroutier concédé, même si la privatisation de 2006 l’exigeait ».
Comment contrôler alors l’équilibre économique de ces contrats (prérogative de l’ART et objectif poursuivi par son rapport de 2020 sur la base du Code de la voirie routière) si la base de ce calcul – les investissements, le patrimoine et donc les biens – n’est pas connu ? Le constat est étonnant quand on sait que le Conseil d’État impose normalement ces inventaires dans ce type de contrats et que les textes de la privatisation de 2006 les rendaient obligatoires, à dessein.
Le plus intéressant est que cette question, pourtant essentielle, n’est pas isolée. Nos travaux de recherche ont tenté de reprendre ces sujets qui paraissaient jusque-là admis et indiscutables et qui, pourtant, devraient donner lieu à débats et approfondissements.
La première étude a permis de s’intéresser d’abord à une mesure symbolique s’agissant des autoroutes : l’augmentation annuelle des tarifs de péages. Ces derniers peuvent augmenter chaque année à la faveur de l’inflation et/ou de nouveaux travaux d’investissements. Ces modalités sont issues d’un décret de 1995 sur lequel prennent appui les clauses des concessions d’autoroute. Cependant, l’augmentation annuelle sur la base de l’inflation apparaît tout de même très discutable en droit.
La Cour des comptes, dans un rapport de juillet 2013, et l’Autorité de la concurrence, dans un avis de 2014, avaient déjà souligné en leurs temps cette fragilité juridique, sur la base d’un avis du Conseil d’État rendu en 2012 qui imposait à l’exécutif de régulariser ce mécanisme (le Code monétaire et financier ne le permettait pas pour les autoroutes). Ces expertises publiques discutaient la légalité initiale du mécanisme, confirmées en cela par un avis du Conseil d’État de 2012 dont la Cour des comptes se faisait l’écho dans son rapport de juillet 2013.
L’édifice paraissait donc avoir été remis d’aplomb à la faveur de la loi du 28 mai 2013 (bien connue pour l’écotaxe). C’est en tout cas ce qu’indiquait l’Autorité de la concurrence dans son avis de 2014. Mais est-ce vraiment le cas depuis l’entrée en vigueur de ce texte législatif ? Rien n’est moins sûr, car l’article concerné dans cette loi n’a jamais fait l’objet d’un décret d’application alors que le Code monétaire et financier le rend obligatoire. En l’absence de texte réglementaire adopté depuis 2013 que font les parties à ces contrats ? Elles s’appuient toujours sur le décret initial de 1995, alors que celui-ci était irrégulier à l’origine.
Certains pourraient considérer qu’aucun décret n’est nécessaire pour fonder ce droit à augmenter chaque année les tarifs de péages sur la base de l’inflation. Une telle approche ne saurait résister à l’analyse des textes. En effet, le Code monétaire et financier et le Code de la voirie routière imposent bien un décret ; les dispositions législatives concernées le disant très clairement. On note d’ailleurs que le ministère des Transports ou l’ART le mentionne comme tel dans leurs rapports et même leur site Internet, se fondant sur le décret de 1995 !
À titre tout à fait accessoire, on ne manque pas de souligner que, à défaut de texte d’application de cet article 11 de la loi de 2013 (le décret de 1995 ne peut l’être car son irrégularité initiale n’a jamais été corrigée), les clauses prévues à ce sujet dans les contrats de concessions autoroutières sont réputées nulles et ne peuvent donc être appliquées. Ce point interroge : faudrait-il en conséquence corriger jusqu’à 25 ans d’augmentation annuelle de tarifs sur la base de l’inflation en révisant l’équilibre des contrats ?
Un surcoût possible de 25 milliards d’euros ?
Qu’en est-il par ailleurs de la seconde partie des augmentations de tarifs, fondées sur les nouveaux travaux d’investissements des sociétés ? Les auditions menées par la Commission d’enquête du Sénat nous apprennent que les sociétés concessionnaires n’apporteraient pas tous les justificatifs nécessaires pour mettre en œuvre ce mécanisme.
Il serait même parfois difficile de déterminer ce qui est financé dans le cadre des plans autoroutiers ou dans le cadre de ces augmentations de péages, avec le risque relevé par les autorités de contrôle de s’acquitter deux fois, au moins en partie, de ces coûts d’investissement. Ceci devrait alors avoir une conséquence en droit : ces augmentations devraient être suspendues en attendant des justifications précises afin de les corréler avec les augmentations sollicitées.
D’autres mécanismes de ces contrats retiennent l’attention. Il en est ainsi du protocole d’accord de 2015 qui a été conclu par l’État pour financer de nouveaux investissements. À ce sujet, la Cour des comptes nous enseigne, dans son référé de 2019, que les augmentations de durées contractuelles, destinées à compenser les travaux supplémentaires demandés aux sociétés, estimés à 3,3 milliards en 2015, pourraient générer dans les faits 15 milliards d’euros de recettes supplémentaires.
Le delta entre l’investissement et le chiffre d’affaires supplémentaires interroge s’il devait être confirmé. Il conduit quand même la Cour à recommander une expertise indépendante pour mesurer le risque de surcompensations qui ne seraient pas conformes au régime des aides d’État de l’Union européenne.
Bien entendu, le projet de protocole avait en son temps, et sur la base des justificatifs apportés par l’État, reçu un avis favorable de la Commission européenne (2014). Mais cet avis était conditionné et l’analyse ne peut être figée à cette époque.
Le rapport du Sénat de 2020 est à ce titre riche d’enseignements puisqu’on y apprend que, contrairement aux conditions posées initialement par la Commission européenne, aucun rapport d’étape ne lui a été transmis et aucune mesure annuelle de la rentabilité des concessions n’a été réalisée sur la période 2015-2020 (la mesure de ce point n’est finalement intervenue qu’avec le rapport 2020 de l’ART). Or, le non-respect des conditions posées par la Commission européenne vis-à-vis de cet accord laisse entrevoir des risques juridiques. Il pourrait notamment conduire à l’ouverture d’une procédure en manquement devant la Commission.
Une autre question mérite d’être soulevée s’agissant d’un mécanisme comptable et fiscal ; les dotations aux amortissements. En principe, dans une activité privée, ce mécanisme permet de déduire de la base imposable en impôt sur les sociétés les pertes de valeurs annuelles affectant le patrimoine. Mais leur utilisation dans les contrats publics, comme les concessions d’autoroutes, n’est pas aussi simple et automatique.
Le juge fiscal a défini plusieurs conditions cumulatives pour y avoir recours dans ces contrats. Or, leur étude montre qu’elles ne semblent pas remplies dans le cas des concessions d’autoroutes : par exemple, les dotations doivent en principe se limiter à la prise en compte à des pertes de valeurs en fin de contrat. Or, elles semblent ici comptabilisées sur la totalité du patrimoine. Les corrections nécessaires pourraient porter, à partir d’une première estimation qui mériterait d’être approfondie, sur 12 milliards d’euros.
Un autre sujet a retenu l’attention : les provisions pour renouvellement. Normalement, elles permettent d’acheter de nouveaux biens lorsque les précédents sont complètement amortis, en complément d’une autre ligne comptable (les comptes de renouvellement). Elles ne sont donc pas illégales. Cependant, elles doivent être contrôlées car, depuis une décision récente du Conseil d’État (18 octobre 2018, Polynésie c/Engie), les provisions non utilisées doivent être rétrocédées à l’État à la fin (normale ou anticipée) des contrats.
Estimée à 650 millions d’euros par les SCA, selon le rapport sénatorial), la lecture de certains comptes laisse cependant penser qu’une analyse complémentaire serait nécessaire car elles pourraient être supérieures à 1 milliard d’euros. Ce point n’ayant pas été expertisé (la jurisprudence reste récente) et les données semblant contradictoires, il conviendrait de mesurer précisément ces provisions.
À ce stade, et sans tenir compte des corrections qui seraient nécessaires sur les augmentations de tarifs aux fondements juridiques discutables, les premiers éléments d’analyses et les hypothèses formalisées dans les deux études juridiques permettent d’établir une première projection des surcoûts qui, s’ils étaient confirmés et superposés, pourraient atteindre 25 milliards d’euros (soit, à titre de comparaison, l’équivalent de 25 % du plan de relance).
Aussi, dans une démarche scientifique indiscutable, deux hypothèses ont été envisagées : amener les contrats à leur terme ou les résilier de manière anticipée. Ceci a permis d’identifier les points d’expertise nécessaires et les solutions à mettre en place dans chacun des cas. Le reste, le choix, appartient au politique. Contrairement à l’idée simple véhiculée ici ou là, les auteurs entendent réaffirmer qu’ils n’ont pas vocation à prendre position ou à exprimer leur avis sur cette question de l’issue de ces concessions.
Une mesure « tronquée » de l’investissement
La seconde étude concerne plus le volet économique des contrats d’autoroutes. Et c’est donc le rapport de l’ART qui a retenu ici l’attention. En théorie, la mesure de la rentabilité d’un tel contrat s’apprécie sur une série d’indicateurs et de ratio permettant d’apprécier le retour sur investissements ainsi que, et c’est important de le souligner, toutes les sources de rentabilité connexes (comment un opérateur déciderait d’un investissement sans prendre en compte tous les paramètres ?).
Certaines autorités publiques ont essayé en leur temps (Cour des comptes en 2013 ; Autorité de la concurrence en 2014) de mettre en place cette méthodologie. L’ART s’en écarte dans son rapport quinquennal (compétence établie dans le Code de la voirie routière) pour recourir à une méthode dite du taux de rentabilité interne (TRI) « tronqué ». Le changement de méthode s’expliquerait, selon l’Autorité et son rapport, par l’impossibilité de retracer toute l’exécution de ces contrats.
Ce constat d’incomplétude ne peut être compris qu’à la lumière de l’audition au Sénat du président de l’ART qui s’émouvait à plusieurs reprises du fait, par exemple, qu’il « n’existe pas d’inventaires du patrimoine autoroutiers ». Pourtant, l’investissement, le patrimoine et donc les biens restent la clé de voûte du calcul de cette rentabilité. Comment procéder au calcul dans ces conditions ?
L’indicateur paraît ainsi biaisé. Le TRI « tronqué » constitue un indicateur d’investisseur, c’est-à-dire une méthode permettant de vérifier l’opportunité ou non d’investir. Il apparaît donc discutable de l’appliquer aux autoroutes car les mises de fonds requises sont différentes, les investissements se superposent, la répartition temporelle des flux financiers est différente et même l’État a pu participer à ce financement… Par ailleurs, cet indicateur conduit à ne pas tenir compte de certaines sources de rentabilité pour l’opérateur.
L’ART le met quand même en œuvre et conclut que, pour les autoroutes, la rentabilité des contrats est de 7,8 % pour les concessions historiques et 6,4 % pour les concessions récentes. On demeurera donc prudent à la lecture de ces conclusions pour les raisons indiquées précédemment et de la différence significative qui peut être constatée dans d’autres analyses publiques. Si écart il y a, n’est-il pas souhaitable de recueillir les différentes expertises et de les confronter au terme d’un débat contradictoire ?
Ces différents éléments de réflexion montrent que les concessions d’autoroutes n’ont pas épuisé toutes les questions. D’autres sujets sont évoqués dans ces études (les frais de remise en état des biens à leur restitution, entre autres). Si la bataille des chiffres qui a eu lieu ces quinze dernières années a conduit au statu quo, le repositionnement du droit dans l’analyse pourrait permettre de renouveler les débats. Dans ces conditions, convoquons les états généraux du droit pour sauver ces contrats !
Jean-Baptiste Vila, Maître de conférences en droit public, Université de Bordeaux et Yann Wels, Directeur juridique SPL, enseignant vacataire, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.