Olivier Ihl, Sciences Po Grenoble
« Alors, combien sont-ils finalement ? » : c’est la question qui risque de dominer ce dimanche 7 mai au second tour du scrutin présidentiel français.
Et pour une fois, il ne s’agira pas d’évoquer les voix des deux candidats en lice. Il s’agira de désigner le nombre de bulletins blancs et nuls.
Jamais pour ce type de compétition politique, éditorialistes et états-majors n’auront autant craint l’ampleur de ce chiffre. Les effets sur la fixation du seuil de majorité requis pourraient être décisifs. Annoncé par tous les instituts de sondage comme le grand favori, le leader du mouvement « En Marche ! » pourrait chuter en cas de « surprise ». Écartées des suffrages exprimés, ces « voix perdues » détermineront qui sera élu au soir du 7 mai.
Un chiffre lancinant
Ayant atteint en 1969, au lendemain du départ du général de Gaulle, une hauteur jamais constatée (6,4 % des votants), ce chiffre a repris depuis 1981 sa lente ascension. En 1995 et 2013, il flirtait à nouveau avec les 6 %.
Il pourrait, cette fois, dépasser les 10 %, voire davantage si les consignes de certains partis et syndicats sont massivement suivies. Un « séisme électoral » est largement redouté.
Arithmétiquement, le vote blanc équivaudra à une abstention. Autant de soutiens en moins pour Emmanuel Macron dans son duel contre Marine Le Pen. Dans une campagne électorale qui aura décontenancé une part importante de l’électorat, et alors que les deux partis de gouvernement ont été éliminés au soir du premier tour, ce type de vote semble résumer, en France, les dysfonctionnements de la démocratie électorale.
Affaiblissement du clivage droite-gauche, désaffection à l’égard des institutions de la Ve république, rejet des élites au pouvoir, contestation des politiques économiques et sociales : c’est finalement toute l’offre électorale proposée depuis les primaires qui s’en trouverait condamnée.
Près de 40 % des électeurs, selon une enquête, avouaient regretter, une semaine avant le premier tour, que le vote blanc ne fut pas pris en compte. Signe d’une indécision dont il est légitime de penser que les résultats du 23 avril ont masqué la profondeur, sinon la signification. Une donnée peut aider à la préciser : en ce 7 mai, près des deux tiers des votants vont devoir se prononcer entre deux candidats à qui ils n’avaient pas accordé leur confiance quinze jours plus tôt.
De mémoire d’observateur des élections, le fait est inédit. Comment vont se répartir les reports ? Combien feront de leur non-choix un choix, soit en restant chez eux, soit en déposant un bulletin blanc ou nul dans l’urne ?
Reconnaître le bulletin blanc ?
Sanctionner la valeur élective du vote blanc est une demande ancienne. Elle est apparue dès le milieu du XIXe siècle et s’est très vite heurtée à une fin de non-recevoir en France. Le décret de février 1852 a inscrit dans le marbre un tel rejet, contrairement à ce qui se passera en Belgique, en Suisse, en Espagne ou aux Pays-Bas, ou encore dans plusieurs pays d’Amérique latine.
La raison principale du refus français est que cela contreviendrait à la logique même des élections républicaines, c’est-à-dire à l’obligation de faire un choix. Tous les ministères de l’Intérieur ont repris cet argument. On peut ne pas être satisfait de l’offre politique présentée. S’y soustraire, c’est, en revanche, s’abstenir. Un comportement longtemps tenu pour moralement répréhensible… à défaut d’être juridiquement sanctionné.
Si voter n’a jamais été obligatoire en France, choisir le fut toujours. Un impératif qui a permis, ce faisant, d’« encadrer » les suffrages au sein même du système partisan fondé sur le scrutin majoritaire à deux tours. La sacralisation de l’acte de vote a suffit à faire le reste, et déjà en fournissant une motivation, même aux plus perplexes.
Sous la Ve République, le désamour des Français à l’égard de la classe politique a érodé cette confiance. Désormais, une majorité d’électeurs a le sentiment que l’offre politique lui échappe. Éloignement des partis, faible saillance des enjeux, suspicion envers la personnalité des candidats : autant d’obstacles à la matérialisation d’une préférence.
D’où un paradoxe : en reconnaissant le vote blanc (une proposition défendue par plusieurs candidats du premier tour), les Français pourraient se réconcilier avec les élections et participer en plus grand nombre. Une telle réforme rendrait plus difficile l’obtention d’une majorité.
Partant, elle renforcerait la nécessité pour les professionnels de la politique d’offrir des programmes correspondant réellement aux attentes des Français. En franchissant un certain seuil, comme la moitié des suffrages exprimés, le chiffre des blancs et nuls obligerait à invalider puis à reporter une opération électorale. Une façon, au final, de renforcer le vote d’adhésion en desserrant l’emprise de l’offre électorale. Bref, une solution pour faire du vote un choix véritable et non par défaut.
Le tournant de 2017
La consécration du bulletin blanc et nul ne sera pas pour ce 7 mai. La tentation de voter à côté des deux candidats finalistes est largement dénoncée comme une inconséquence civique. Les électeurs du second tour auront-ils donné corps – par leur participation et leur vote utile – à un sursaut républicain ? La « discipline républicaine » empêchera-t-elle l’arrivée au pouvoir de la candidate d’extrême droite ?
Deux cas de figure se présentent : soit ce comportement électoral a un effet direct sur l’accession à l’Élysée de Marine Le Pen, et il se verra imputer la responsabilité d’une crise politique sans précédent depuis la fin de la IVe République mais aussi sur les équilibres européens. Soit la victoire d’Emmanuel Macron fait oublier l’instrumentalisation politique sans précédent dont ces votes ont fait l’objet. Mais restera alors le souvenir de la menace qu’ils auront fait peser, avec l’obligation de mener une réforme d’envergure (représentation proportionnelle, recomposition du système de partis).
Le débat sur ces « voix pas comme les autres » ne fait donc que s’ouvrir. Sur ce terrain aussi, celui des institutions de la démocratie électorale en France, le 7 mai sera une date à marquer d’une pierre blanche.
Olivier Ihl, Professeur de sciences politiques, Sciences Po Grenoble
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.