Christian-Georges Schwentzel, Université de Lorraine
Marine Le Pen sera-t-elle la première femme présidente de la République française, comme l’imagine la bande dessinée de François Durpaire et Farid Boudjellal (éditions les Arènes, 2015-2016) ? Pour y parvenir, elle mise sur une stratégie dite de dédiabolisation qui la conduit à « tuer le père ». Elle réactive ainsi l’ancien mythe grec d’Œdipe dont la fonction première est de légitimer le pouvoir du jeune chef.
Œdipe ou l’euthanasie du vieux chef, un mythe très politique
Dans son livre, Œdipe ou la légende du conquérant, Marie Delcourt a bien montré que l’histoire d’Œdipe a une signification avant tout politique. Œdipe, petit prince abandonné dans la montagne par son père, le roi Laïos de Thèbes, finit par devenir le nouveau souverain de la cité, malgré tous les obstacles rencontrés. Le mythe raconte la fabrique du chef et sa conquête du pouvoir suprême, au terme d’une série d’étapes initiatiques.
L’une d’elles est le meurtre du père. Œdipe tue Laïos au cours d’une bagarre qui dégénère. La cause ? Une question de priorité à un carrefour routier où chacun revendiquait le droit de passer le premier. Œdipe refuse de s’incliner ; son père en fait les frais. Le vieux roi est éliminé, laissant la place à son fils devenu le nouveau leader.
Ce schéma a paru si fondamental pour les Grecs qu’ils l’ont même transporté dans l’Olympe. Zeus, pour devenir le maître des dieux, a d’abord dû renverser son père Cronos qui avait, comme Laïos, essayé d’éliminer préventivement son fils. En vain. La répétition de cette trame dans la mythologie n’est évidemment pas un hasard. Elle signifie que les Grecs considèrent l’élimination du vieux chef comme un faire-valoir, fondateur de légitimité politique pour son jeune successeur.
Ce qui transparaît aussi, c’est la peur d’être gouverné par un roi vieillissant, incapable d’exercer correctement sa fonction. Les Grecs condamnent a priori le souverain trop âgé qui s’accroche au pouvoir. Un rejet de la sénilité du chef que les mythes se plaisent à « euthanasier », afin de permettre l’avènement de son successeur. Dans une version plus douce, il s’agit non plus d’un meurtre, mais d’une simple exclusion : c’est ainsi que le roi Laërte, père d’Ulysse, est mis à l’écart du palais royal d’Ithaque ; il va vivre à la campagne tandis que son fils prend sa place sur le trône.
Marine Le Pen exclut son père
En 2015, Marine Le Pen exclut son père Jean-Marie du Front national, parti qu’il a fondé en 1972. Mais si cette élimination est un acte fondateur de légitimité politique, elle n’en est pas moins risquée. Le vieux chef doit être mis à l’écart alors qu’il est affaibli, discrédité ou gâteux, sans quoi l’échec de la stratégie est assuré.
Le contre-modèle d’Œdipe se nomme Brutus : le traître, fils adoptif et assassin de Jules César en 44 av. J.-C. Non seulement César n’était âgé que de 57 ans, mais il nourrissait encore de grands projets pour Rome (comme la conquête de l’Orient) et, surtout, il se trouvait au sommet de sa popularité. Brutus le parricide sera rejeté par la majorité des Romains, vaincu et contraint au suicide deux ans plus tard.
Pour Marine Le Pen, le moment de la rupture a été bien choisi ; le vieux chef est alors très âgé : 87 ans. De plus, il vient de tenir des propos polémiques qui lui valent des accusations d’antisémitisme. Autrement dit, il s’est lui-même diabolisé. Marine Le Pen peut donc proclamer la dédiabolisation du FN, un peu comme il y eut, ailleurs, déstalinisation ou démaoïsation. Sauf qu’elle ne peut dire « délepenisation » puisqu’elle se nomme elle aussi Le Pen. Le mot dédiabolisation, dont l’emploi est presque exclusivement lié au FN, est même entré dans le Larousse en 2016, comme le rappelle Valérie Igounet.
À défaut de victoire politique, Marine Le Pen a donc déjà remporté un succès lexical.
Cependant, le processus de dédiabolisation est encore incomplet : l’exclusion de Jean-Marie Le Pen a été validée par la justice, mais il demeure paradoxalement président d’honneur du parti.
Il annonce, en outre, avoir prêté 6 millions d’euros au FN pour financer la campagne présidentielle de sa fille en 2017.
Sa culture mythologique lui a-t-elle fait insidieusement comprendre que ce soutien pourrait constituer une manière de nuire à l’avenir de sa fille ? En tout cas, si Marine Le Pen s’est détachée de lui, elle ne s’en est pas encore totalement séparée. Et cette présence paternelle, même en sourdine, pourrait bien affaiblir sa stratégie de dédiabolisation.
Le pouvoir féminin pose problème en France
Si l’on se réfère à la mythologie, un autre écueil pourrait encore attendre Marine Le Pen sur la route du pouvoir : sa féminité. Dans l’histoire, les chefs ont presque toujours été des hommes. Les femmes dominantes sont rares, à part Cléopâtre, Catherine II et Margaret Thatcher.
Aujourd’hui, Angela Merkel et Theresa May sont bien parvenues à la tête de deux grandes puissances mondiales, mais la féminité demeure souvent un handicap pour la cheffe politique, notamment en France, pays qui n’a jamais compté aucune présidente et seulement une première ministre, Édith Cresson, aussi éphémère qu’oubliée (11 mois en 1991-1992).
La figure de la femme de fer
Marine Le Pen peut néanmoins compter sur la figure, si populaire en France, de Jeanne d’Arc, cheffe militaire et pucelle, que l’on peut comparer à diverses figures mythologiques de vierges guerrières, des Walkyries nordiques à la déesse grecque Athéna.
La présidente du FN réactive ce modèle : elle n’est certes pas vierge, mais n’est plus mariée, après ses deux divorces. Elle développe aussi, notamment dans son livre autobiographique _À contre-flots _(éditions Grancher, 2006), un storytelling de la Mère Courage qui a dû élever seule ses deux enfants, dans l’adversité. Bref, l’image d’une femme de fer.
Mais la pucelle ne peut régner seule : elle s’associe à une figure masculine qu’elle intronise. En Grèce antique, le tyran athénien Pisistrate puis les rois de Pergame se voulaient les élus d’Athéna. En 1429, Jeanne d’Arc fit sacrer Charles VII à Reims. Marine Le Pen, elle, consacre le vice-président qu’elle a choisi, Florian Philippot.
Qui sera le monstre ?
En 2017, Marine Le Pen aura à affronter deux autres « assassins », tout aussi légitimes qu’elle de ce point de vue : Emmanuel Macron et François Fillon ont chacun éliminé leur père en politique – François Hollande pour le premier, Nicolas Sarkozy pour le second. Elle n’a donc pas le monopole du « meurtre du père », même si dans son cas le père est aussi le véritable géniteur.
Selon la mythologie grecque, une autre étape essentielle dans la marche vers le pouvoir est, après le parricide, l’élimination d’un monstre dangereux pour les citoyens, à l’image du sphinx femelle, ou sphinge, vaincue par Œdipe.
Si, comme cela pourrait se produire, Emmanuel Macron ou François Fillon affronte Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, il cherchera sans doute à la faire passer pour un monstre populiste, toujours sous l’emprise du titan paternel rétrograde. De son côté, elle tentera de présenter son adversaire comme un impuissant, serviteur d’une mondialisation menaçante, propageant les crises et détruisant les frontières. Deux visions antagonistes du monstre et de la mission du chef.
Christian-Georges Schwentzel a publiéLa Fabrique des Chefs, d’Akhenaton à Donald Trump, éditions Vendémiaire.
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.