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Les trois impasses du Front national (1) : la tentation de la souveraineté

Antoine Ullestad, Université de Strasbourg; Frédérique Berrod, Sciences Po Strasbourg et Louis Navé, Université de Strasbourg

Nous publions ci-dessous le premier volet d’une série de trois articles sur la stratégie du Front national.

Marine-le-pen
Marie Le Pen (DR)

À près d’un an des élections présidentielles, la gauche et la droite apparaissent largement divisées. Pendant ce temps, dans le brouhaha produit par l’affrontement traditionnel des deux camps, le Front national se fait pour le moins discret.

Et pourtant, cela ne semble pas avoir mis en cause ses chances d’accéder au pouvoir, ou au moins au second tour de l’élection présidentielle de mai prochain. Les derniers sondages font invariablement figurer Marine Le Pen au second tour avec entre 25 % et 30 % des intentions de vote, loin devant Nicolas Sarkozy et François Hollande. Seule l’opposition d’un candidat modéré, estampillé Les Républicains, permettrait de tempérer ces intentions de vote. Mais la chose reste tout de même étrange, tant le FN n’a pas pris pour habitude de rester silencieux bien longtemps.

L’erreur serait de penser que le danger est dans les mots ou leur absence. Le danger réside bien plutôt dans des idées, martelées au point d’être banalisées. De telle sorte que l’on laisse le FN décider du débat sans que personne ne discute plus de ses solutions.

Il faut questionner le programme politique du FN si l’on veut mettre au jour les impasses auxquelles il conduit. Si les Français veulent vraiment la sécurité, le travail et la protection, il ne faut surtout pas porter le FN au pouvoir.

Un âge d’or qui n’a jamais existé

Sur le site officiel du FN, on voit apparaître « un futur ministère des Souverainetés [qui] coordonnerait la renégociation des traités européens et la restauration de la souveraineté nationale ». Mais reconquérir sa souveraineté n’est pas une solution politique. C’est un mirage.

En 2016, devant le Parlement européen, Marine Le Pen explique aux députés que la France, et les Français, veulent retrouver « la capacité à traiter les problèmes qui se posent [au peuple] dans un cadre national, avec leurs objectifs particuliers, leur pensée propre, leur culture ». Pour Marine Le Pen la solution est donc simple, et sa rhétorique du coup d’autant plus aisée : pour sortir de la crise, la France doit se donner les moyens de recouvrer sa souveraineté, les Français ont besoin de se sentir souverains. La souveraineté serait bien le moyen politique à privilégier pour que l’État se referme sur une logique exclusivement nationale.

La souveraineté, quand elle renvoie à cette logique nationaliste, dérape. Cela est d’autant plus dommageable que le FN se trompe. Sur un plan juridique, la souveraineté se conçoit différemment, en liant l’exercice d’un pouvoir exclusif à un territoire donné, en fonction d’objectifs définis sans contrainte extérieure. Revendiquer la souveraineté dans ce sens, c’est exiger qu’un pouvoir s’exerce sans qu’une puissance étrangère ne puisse interférer.

Mais cela ne veut pas dire que l’État recouvre une liberté inconditionnée. Cela ne veut pas dire non plus que les choix politiques peuvent être conçus en fonction du seul intérêt national. Quand le FN appelle à une reconquête de la souveraineté, c’est en réalité dans le sens d’un exercice solitaire d’un pouvoir absolu. Le retour à une sorte âge d’or qui n’a jamais existé.

L’illusion de l’État solitaire

Cette vision du FN est d’ores et déjà dépassée par le contexte international, invalidée par l’interaction entre les États, bref démentie par ce qu’il se passe à l’extérieur et sur le territoire français, et que le FN feint de ne pas voir. L’intensification des flux commerciaux et migratoires, la réduction des distances et l’interpénétration des cultures et des civilisations – tant au niveau scientifique que littéraire ou économique – sont autant de facteurs qui rendent caduque l’autonomie des États.

L’UE reflète et accentue ces phénomènes. Elle a tissé des liens entre les décideurs publics qu’il serait contre-productif de négliger. La décision politique à l’intérieur de l’Europe n’est plus celle d’un État solitaire mais résulte d’une coopération des administrations nationales. L’imbrication est telle que la Grande-Bretagne, malgré le référendum en faveur de la sortie de l’Union, va avoir du mal à dénouer ses liens économiques et juridiques avec le continent.

Le Brexit, ou l’illusion d’une souveraineté sans limites.
portal gda/Flickr, CC BY-NC-SA

Une telle intrication des politiques change aussi leur échelle de référence. Le national s’efface doucement pour ne plus être bientôt ni une référence unique ni une échelle suffisante pour la prise de décision. Aujourd’hui, une décision nationale a vocation à s’appliquer aussi dans les autres États de l’UE, du simple fait que circulent librement les hommes, les marchandises et les services.

Par exemple, un travailleur titulaire d’une formation sanctionnée par un diplôme en France peut librement exercer son activité en Italie. Si ce pays délivre une autre qualification, les autorités nationales devront, au lieu d’exiger que ce travailleur obtienne ce sésame national, examiner le contenu de la formation française et le comparer à celui exigé sur le territoire italien. Ce n’est que si les autorités de Rome constatent une réelle différence qu’elles pourront demander au travailleur une formation complémentaire. Schématiquement, le standard de formation français s’applique en Italie.

Ces effets sont irrémédiables, sauf à ce que les États renoncent tous, et au même moment, à la liberté pour quiconque de franchir une frontière. Le vœu de FN d’un retrait en solitaire de l’Union pour que la France retrouve sa souveraineté est alors un vœu pieux.

Le Brexit et le fantasme de la souveraineté retrouvée

Le FN affirme pourtant qu’il faut suivre l’exemple du Brexit, que le retrait français est bien une option politique légitime. Or, à bien y regarder, le Brexit est tout sauf une reconquête de souveraineté. D’abord parce que le retrait ne peut pas être décidé par le seul peuple britannique car il suppose en principe une négociation avec l’UE. Ensuite, parce que le Brexit induit une dépendance normative à l’UE, à l’exact opposé d’un choix de souveraineté. Pensons au nombre de textes européens qui protègent, par exemple, l’environnement, repris ensuite par une myriade de textes nationaux pour assurer la mise en œuvre de cette politique. Bien malin celui qui sait ce qui relève du choix souverain de la Grande-Bretagne ou ce qui n’est que la simple application du droit de l’UE.

Que signifie alors le retrait de l’Union ? La Grande-Bretagne devrait logiquement abroger tous ses textes pour en expurger toute influence de l’Union et recouvrer sa souveraineté. Est-ce tout simplement une solution politique crédible ? Il faut, pour répondre à cette question, partir du constat fait par Marine Le Pen. Le commerce va continuer entre la Grande-Bretagne et l’UE, même après le Brexit. Si le commerce continue, c’est que les Britanniques acceptent – souverainement – de vendre aux conditions européennes, pour garantir leur accès au plus grand marché du monde qu’est le marché intérieur.

Florian Philippot, le « théoricien » du FN (ici en septembre 2016).
Franck Pennant/AFP

Le peuple britannique ne gagne rien au Brexit s’il signifie « business as usual ». Comme les Français, si l’expérience devait être reproduite dans l’hexagone. Se retirer de l’Union, c’est finalement accepter de perdre une partie de cette souveraineté. En toute liberté, certes. La France rejoindrait la Grande-Bretagne au rang des spectateurs de l’élaboration de normes qu’il leur faudrait quand même appliquer. La vision du retrait comme « un grand choix de liberté, de démocratie, de souveraineté » que vantait Florian Philippot n’est que simple illusion.

Les nouveaux horizons de la souveraineté

Du coup, on peine à comprendre pourquoi il faudrait un ministère des Souverainetés lorsqu’il n’y a pas perte de souveraineté dans l’UE. Contrairement à ce que pense le FN, les législations ne tombent pas sur la tête des États comme les tables de la loi sur la tête de Moïse. L’UE n’adopte des normes qu’en accord avec eux. Les États restent compétents, sans contrainte européenne, pour mener, dans certains domaines, leurs politiques nationales.

La France conserve, par exemple, sa souveraineté sociale ou fiscale. Elle reste libre de maintenir les 35 heures ou l’impôt sur la fortune, deux choix très français et parfaitement euro-compatibles. La seule astreinte européenne sur ses membres est qu’ils reconsidèrent leur horizon limite. Si un État doit prendre en compte les effets de ses choix sur ses voisins, il doit aussi considérer la pertinence de leurs solutions. Une décision n’est donc plus la meilleure simplement parce qu’elle est adoptée sur un plan national.

Le FN s’accroche, en définitive, à une conception erronée de la souveraineté. La souveraineté ne sert plus à borner l’horizon national ; elle est affaire de coopération européenne. L’État n’abdique pas sa liberté de choix ; il acquiert le pouvoir de gérer les affaires publiques en lien avec les autres États et non pas en opposition avec eux dans une conception hystérisée de l’identité nationale. Aucun État n’a perdu sa souveraineté dans l’UE. Ses membres ont juste tenté de développer une solidarité au-delà leur souveraineté.

The Conversation

Antoine Ullestad, Doctorant en droit de l’Union européenne, Université de Strasbourg; Frédérique Berrod, Professeure de droit public, Sciences Po Strasbourg et Louis Navé, Doctorant en droit de l’Union européenne, Université de Strasbourg

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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