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Les accents chiraquiens de la diplomatie d’Emmanuel Macron

Trump-Macron (Wikipedia.org)
Trump-Macron (Wikipedia.org)

 

Frédéric Charillon, Université Clermont Auvergne

La séquence de politique étrangère française de cette rentrée aura été dense : accueil de Vladimir Poutine au fort de Brégançon, sommet du G7 à Biarritz avec visite-surprise du ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif, noms d’oiseau entre les présidents français et brésilien sur fond d’Amazonie en feu. Et, pour finir, un discours présidentiel fleuve et choc lors de la désormais traditionnelle conférence des Ambassadeurs, avec, entre bien d’autres choses, un appel à revoir la relation avec la Russie, malgré les oppositions pressenties d’un « État profond » au sein de l’appareil diplomatique.

Le « parler-vrai » et l’appel à la réforme du discours d’Emmanuel Macron devant les ambassadeurs pourrait évoquer une fibre rocardienne, y compris dans une certaine noirceur autocritique : « Sinon, nous tombons », « alors, ce sera l’effacement », la Russie a « retrouvé des marges de manœuvre par nos faiblesses », « l’Allemagne a une pensée […] plus efficace et stratégique que nous », etc.

Mais pour plusieurs raisons, c’est d’abord un parallèle avec la période chiraquienne qui vient à l’esprit, y compris dans sa longue plage de cinq ans (1997-2002) marquée par le tandem Chirac-Védrine (sous le gouvernement Jospin de cohabitation). On entendrait presque, dans certaines phrases, la tonalité brève et tranchante des formules védriniennes (« On ne va pas reprocher aux Chinois d’avoir été intelligents, on peut se reprocher d’avoir été stupides »).

Une partie de l’entourage élyséen ne cache d’ailleurs pas son admiration pour la diplomatie chiraquienne, dont l’épisode irakien (2002-2003) reste considéré par certains comme l’un des derniers grands moments de la politique étrangère française de l’« ancien monde ». Le discours du 27 août fait plusieurs mentions à cette période, comme étant la dernière en date à avoir été éclairée :

« Je suis parfois revenu dans des pays qui n’avaient plus été visités par des présidents depuis 15, 20 ans. C’est fou ! »

Ou, à propos des Balkans :

« J’ai fait au mois de juillet un déplacement en Serbie […]. Je crois que la dernière visite présidentielle datait de 2001. C’est fou ! »

Les comparaisons pertinentes avec la politique étrangère chiraquienne sont en effet nombreuses, sur cette séquence de la fin du mois d’août. Pour autant, le contexte est bien entendu différent, pour avoir évolué considérablement depuis « 15, 20 ans », justement. Retrouver les audaces du chiraco-védrinisme est donc pertinent à condition d’en tirer les leçons pour la période actuelle.

Tradition universaliste et dialogue critique

De Jacques Chirac, on retrouve d’abord la reconquête de la popularité par la politique étrangère. Le bilan chiraquien en la matière avait séduit jusqu’aux auteurs les plus critiques de gauche, comme Pierre Péan dans son « L’inconnu de l’Élysée » (2007).

On insistait alors sur plusieurs qualités : l’ouverture sur le monde extra-occidental (partenariats stratégiques avec l’Inde et la Chine en 1998, passion pour les Orients, l’Afrique, etc.), la prise en compte d’un nouvel agenda global humaniste (environnement, diversité culturelle…), le volontarisme (depuis la guerre yougoslave en 1995 jusqu’à la guerre irakienne de 2003), même au prix d’une brouille assumée avec certains acteurs (Milosevic, Bachar Al-Assad après l’assassinat de Rafic Hariri). Et en même temps – si l’on ose dire – le choix de parler à tout le monde, et non uniquement avec les partenaires avec lesquels on est en accord, dans un cadre multilatéral si possible (on se souvient de l’insistance chiraquienne sur le rôle des Nations unies dans la crise irakienne).

Sur beaucoup de ces points, la geste et le discours macroniens, depuis 2017 et tels que réitéré cet été, s’y retrouveraient parfaitement :

  • La critique d’une certaine mondialisation destructrice d’humanisme refait surface ;
  • la relativisation de l’Occident, pressentie par Jacques Chirac, est maintenant explicite (« Nous sommes sans doute en train de vivre la fin de l’hégémonie occidentale sur le monde ») ;
  • la nécessité de prendre acte des bouleversements mondiaux, dans un « combat pour la paix », nécessitant l’impératif de mouvement (pour reprendre une formule chère à Dominique de Villepin lorsqu’il était au quai d’Orsay), se retrouve aussi. Ainsi que le choix du multilatéralisme, répété à l’envi comme l’un des leitmotivs principaux de cette politique étrangère.

La nécessité de parler à tout le monde, à commencer par la Russie, mais aussi l’Iran – Jacques Chirac opposait la méthode du « dialogue critique » à celle, néoconservatrice, de l’exclusion – s’illustre particulièrement, avec les visites estivales de Poutine et de Zarif. La surprise étant, dans le deuxième cas, l’assentiment obtenu d’un président américain pourtant peu maniable en la matière. Cette ouverture au dialogue, comme sous Chirac, n’exclut pas la désignation frontale de l’adversaire : Bolsonaro a « menti », Orban ne peut incarner un projet pour l’Europe.

Le combat chiraquien pour le développement, la diversité culturelle, les biens communs comme l’environnement, l’éducation ou la santé (avec à l’époque des projets comme Unitaid), reste ou revient à l’ordre du jour : sommet « One Planet », dont la France a pris l’initiative avec l’ONU et la Banque mondiale ; Alliance solaire internationale organisée avec l’Inde ; agenda de Ouagadougou prévoyant notamment la restitution des œuvres d’art…).

La célèbre formule « notre maison brûle et nous regardons ailleurs » (Johannesburg, 2002), sur l’environnement, a même été reprise par l’actuel président. Même la tension sous contrôle avec Washington, dans une étrange dialectique du « je t’aime, moi non plus », rappelle l’ambiguïté des années 2000, lorsque les deux pays s’affrontaient durement sur certains dossiers tout en maintenant une coopération étroite sur d’autres (comme le renseignement et la lutte antiterroriste). C’est encore l’« amis, alliés, mais pas alignés » de Hubert Védrine.

Un contexte différent

Il n’aura échappé à personne néanmoins – et certainement pas à Emmanuel Macron, à Hubert Védrine, ni à nos diplomates – que les temps ont changé – ce qui limite nécessairement la comparaison, au moins en partie. D’abord parce qu’un certain nombre de chantiers qui apparaissaient comme des opportunités pour un « brave nouveau monde » sont vus aujourd’hui comme des menaces.

Jacques Chirac tendait la main à la Chine, mais celle-ci n’avait pas la puissance qu’elle a aujourd’hui, qui peut se faire menaçante, comme à Hong Kong. Le partenariat stratégique avec l’Inde, trop longtemps sous-estimé, était à imaginer, et reste à cultiver, mais désormais avec un parti nationaliste au pouvoir qui rallume le baril de poudre cachemiri et semble exclure les musulmans de l’identité nationale.

La Russie, alors convalescente, demeurait, comme aujourd’hui, un élément clef du paysage stratégique européen avec lequel il est dangereux de rompre le dialogue, mais c’était avant la Géorgie (2008), l’Ukraine et la Crimée (2014), la Syrie (2015), Russia Today, Sputnik ou les trolls.

Le Brésil était celui de Lula. Les États-Unis néoconservateurs étaient déjà porteurs d’instabilité (comme Jacques Chirac le dit sans ambages à plusieurs reprises), remettaient déjà en cause le multilatéralisme en voulant transformer l’ONU en chambre d’enregistrement de la politique étrangère américaine, mais la question posée était celle de leur « hyperpuissance », non pas de la relativisation de celle-ci face à de nouveaux hubris concurrents.

Surtout, l’Europe, certes déjà pleine de lacunes, n’avait pas encore connu la remise en cause des années 2010, qui la verrait exploser sur la crise des réfugiés ou se diviser sous les coups des progrès populistes. Tony Blair, Silvio Berlusconi et José Maria Aznar, opposés à Jacques Chirac sur l’affaire irakienne, n’étaient pas Matteo Salvini ni Viktor Orban.

Sur le Royaume-Uni, comme Jacques Chirac qui n’imaginait aucune situation où « les intérêts vitaux de l’un [des deux pays] pourraient être menacés sans que ceux de l’autre soient aussi menacés », Emmanuel Macron estime « indispensable que nous continuions à penser notre souveraineté avec la Grande-Bretagne ». Mais entre-temps il y eut le Brexit. Angela Merkel est encore là, mais en fin de règne.

La liste est longue, des paramètres qui ont changé. Le retour aux fondamentaux de ce que pourrait être l’ADN d’une identité de politique étrangère française dans le monde est sans doute pertinent. À cet égard, le carré Europe-multilatéralisme-humanisme-indépendance paraît raisonnable. La synthèse macronienne du 27 août – « L’esprit français, c’est un esprit de résistance et une vocation à l’universel » – aussi. Le problème est de décliner ces principes en autant de politiques sectorielles efficientes sur des dossiers précis et complexes.

Sur ce point comme sur d’autres, des leçons, dans le sens d’un inventaire, peuvent aussi être tirées de la période chiraquienne.

Quelles leçons du chiraquisme en matière de politique étrangère ? Trois risques d’impasse

Si la politique étrangère de Jacques Chirac a été jugée vertueuse par la plupart des analystes, elle n’en était pas pour autant exempte de limites, qui se donnent à voir sous la forme de quelques dilemmes.

Le premier dilemme se situe entre le discours et les actes. Trop d’effets d’annonce nuisent à la crédibilité. Le syndrome a surtout frappé d’autres présidences, comme celle de Barack Obama (réflexion sur les armes nucléaires, « reset » avec la Russie, main tendue au monde musulman, engagement des puissances du Sud…), ou même, en France, celle de Nicolas Sarkozy (réforme du capitalisme mondial, Union pour Méditerranée…) ou de François Hollande (deux conférences sans résultats sur la paix au Proche-Orient).

Mais la période chiraquienne a eu aussi ses projets inachevés, depuis le traité d’amitié franco-algérien jusqu’à une nouvelle politique arabe (annoncée à l’université du Caire en 1996) introuvable dans un monde arabe divisé. L’opposition à la guerre américaine en Irak n’a pu donner lieu à aucune solution alternative, ni l’engagement pour le Liban ou la paix au Proche-Orient, à aucune solution française.

Les discours étaient pourtant réussis. Mais la multiplication des discours ambitieux suscite l’évaluation ultérieure des réalisations. Paradoxalement, le discours réussi de politique étrangère peut donc se transformer en piège : c’est le fameux « expectations-capability gap », c’est-à-dire des attentes trop suscitées, qui seront ensuite déçues. Ce n’est certainement pas une raison pour renoncer aux bons discours, qui restent dans les mémoires et contribuent à la lisibilité d’une politique étrangère. Mais cela incite à y insuffler une dose de réalisme supplémentaire.

Cela nous amène directement à un second fossé, relativement lié au premier : celui qui peut se faire jour entre le volontarisme et les moyens. Comme les études sur cette période l’ont souligné, Jacques Chirac s’est signalé par son volontarisme de politique étrangère – qu’il s’agisse de changer la donne balkanique dès son accession au pouvoir en 1995 (avec la reprise du pont de Vrbanja par les soldats français), de reprendre les essais nucléaires français dans le Pacifique malgré le moratoire mitterrandien de 1992, de bousculer le jeu proche-oriental à Jérusalem-Est ou après les bombardements israéliens de Cana au Liban en 1996.

Emmanuel Macron ne manque pas non plus de volontarisme, en essayant de rapprocher les protagonistes libyens, de reprendre le dialogue avec Moscou, de déminer le terrain iranien, d’inciter Donald Trump à la modération dans sa guerre commerciale avec Pékin, de dénoncer le traitement amazonien de Bolsonaro, ou dans bien d’autres dossiers. Mais chaque fois, la question posée est celle des moyens.

Avec une tendance toujours à la baisse en argent et en personnels pour le quai d’Orsay (comme le confirme récemment un ouvrage bilan sur la question), la question d’une politique étrangère ambitieuse se pose cruellement. Les discours les plus talentueux, les intentions les plus louables, pour utiles qu’ils soient, se heurtent à l’interrogation : « combien de divisions ? » (ou d’argent mis dans la balance). La France de Chirac ne pouvait financer la reconstruction du Liban, celle de Macron ne saurait faire jeu égal avec les moyens américains et chinois.

Enfin, la popularité garantit-elle l’influence ? L’affectif se transforme-t-il en puissance ? Populaire, Jacques Chirac l’était assurément dans plusieurs régions du monde, à commencer par la Méditerranée. Il était fêté dans les rues du Caire après sa position dans la guerre irakienne, ou dans celles de Bab el Oued lors de sa visite en 2001. Affectif, il l’était également, consulté en priorité par plusieurs leaders arabes, intime de Rafic Hariri, de Hassan II au Maroc, ou de Yasser Arafat. Proche ami de beaucoup d’autres. C’était mieux pour le pays qu’un président qui eut été détesté partout, et écouté de personne.

Pour autant, la France n’a pu prendre de grande initiative diplomatique franco-arabe, ni éviter des guerres qu’elle aurait tant voulu éviter. Les mêmes foules qui célébraient l’opposition française à la guerre américaine de 2003 défilaient quelques mois plus tard devant les ambassades de France, pour protester contre la loi sur le voile musulman. Ainsi va l’opinion publique : elle est volatile, et il est difficile de bâtir une politique sur son soutien.

Dans un style fort différent, et qui n’est pas réputé pour être aussi empathique, Emmanuel Macron est lui aussi populaire dans certains cercles à l’étranger, et a su recréer une demande de France. Chez les pro-européens, les démocrates libéraux, les partisans du multilatéralisme éclairé, il incarne un espoir. Il restera à le transformer en biens livrables.

Au final, sans conclure à une similitude entre les politiques étrangères respectives de Jacques Chirac et d’Emmanuel Macron (similitude rendue bien difficile par les changements qui ont affecté le monde ces dernières années), des parallèles intéressants s’imposent. À la fois pour comprendre les continuités et plaider pour certaines ruptures, la comparaison est utile. Elle permet de déceler un retour à des fondamentaux, qui ne doivent pas pour autant valoir persistance dans certains travers bien ancrés.The Conversation

Frédéric Charillon, professeur de science politique, Université Clermont Auvergne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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