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« Gilets jaunes », une crise logistique ?

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L’incapacité française à penser une gestion harmonisée des flux pourrait être à l’origine de la colère.
Wead/Shutterstock

Aurélien Rouquet, Neoma Business School

C’est peu dire que la crise des « gilets jaunes » a pris de court les hommes politiques comme les analystes de la vie publique. Depuis les premières manifestations, la crise étant visible aux yeux de tous, nombreux ont été ceux qui ont cherché à analyser les causes du mouvement et à imaginer des solutions de sortie de crise. Dans ce cadre, les analystes ont majoritairement privilégié une lecture politique. Ainsi, la crise serait le résultat d’un manque de représentativité, d’une coupure entre une élite urbaine mondialisée et un peuple périphérique laissé pour compte.

Pour la résoudre, il conviendrait dès lors de se remettre à l’écoute du peuple, rôle dévolu au grand débat, afin d’apporter des réponses « concrètes » aux problèmes des gens. On ne peut que souscrire à ces arguments, et il est clair qu’une réponse politique doit être apportée. Il me semble néanmoins que cette seule lecture politique ne suffit pas et que le recours à une autre grille de lecture est nécessaire, à la fois pour comprendre la crise et chercher à en sortir par le haut.

Ainsi, la thèse que je souhaiterais défendre ici est que cette crise des « gilets jaunes » s’apparente au fond à une crise « logistique ». Précisément, que les racines de la crise actuelle se situent dans l’incapacité de nos gouvernements à mettre en place une véritable pensée logistique.

La logistique, science d’intégration des flux

Née dans le domaine militaire au XIXᵉ siècle, développée au sein des entreprises au XXe, la logistique est une pensée qui est désormais reprise par les acteurs publics. Aujourd’hui, les villes et les métropoles sont nombreuses à raisonner en termes de logistique pour maîtriser les flux urbains. Il en est de même pour les États, qui développent de véritables stratégies logistiques pour mieux influer sur les flux mondiaux, comme le montrent Laurent Livolsi et Christelle Camman dans leur livre « La logistique, une affaire d’État ? ». La Chine, avec sa « nouvelle route de la soie », en est un exemple.

Lorsque l’on adopte une perspective logistique, un point clef est que les mouvements de biens et de marchandises doivent être approchés de manière « intégrée ». Cela est loin d’être simple, car se mouvoir, c’est utiliser divers moyens de transport (bateau, camion, voiture, train, vélo, marche, etc.) ; que ces moyens relient une multiplicité de lieux (domiciles, bureaux, magasins, administrations, entrepôts, usines, gares, aéroports, etc.). Dans ce cadre, la thèse logistique est qu’afin de développer une gestion harmonieuse des mouvements et des flux, il faut les penser globalement, en adoptant une approche par les flux visant à combiner, entre les lieux où ils stationnent, les manières de transporter les biens et les personnes.

Or, ce sont plutôt des approches fractionnées et isolées qui ont été privilégiées au détriment d’une approche globale des mouvements, conduisant peu à peu à entraver les mouvements de toute une partie de la population.

Empilement de mesures et ministères en silos

Pourquoi en est-on arrivés là ? Parce que chaque ministère a pris au fil des années des mesures qui ont eu un impact sur l’infime sous-partie des mouvements dont il avait la charge au sein de son périmètre ministériel, sans que qui que ce soit ne réfléchisse de manière transversale à l’impact global. C’est ainsi le ministère de l’Industrie qui met en place des aides au diesel pour soutenir l’industrie automobile française. Le ministère de l’Environnement qui pousse pour faire augmenter la taxation de ce même carburant dans une perspective environnementale. La SNCF, qui face à un budget limité, est dans l’obligation de fermer les lignes de train périphériques non rentables. Le ministère de la Justice et celui de la Santé, qui pour des questions de coût et de qualité, centralisent les tribunaux et des hôpitaux. Le ministère de l’Intérieur qui réduit sur les routes la vitesse à 80 km/h et renforce les contrôles techniques sur les véhicules pour des raisons de sécurité.

Du point de vue de chaque périmètre ministériel, ces mesures font sens… Le problème est que, prises ensemble, elles ont peu à peu mis une catégorie de Français, celle qui vit en périphérie et dispose d’un pouvoir d’achat limité, dans une situation de contrainte. Eh bien oui, avec cet empilement de mesures successives, vous qui ne vivez pas dans les grandes villes, vous allez devoir vous déplacer de plus en plus loin pour aller travailler, vous rendre à l’hôpital pour l’accouchement de votre enfant, ou tout simplement pour poster un colis. Eh bien non, pour vous déplacer, vous n’aurez d’autre choix que d’utiliser votre voiture diesel, et celle-ci va vous coûter de plus en plus cher, parce qu’elle pollue, et en plus avec elle vous devrez aller moins vite parce que c’est dangereux.

La gestion en silos des flux a conduit à un empilement de mesures parfois contradictoires.
Ratchat/Shutterstock

Ce fractionnement se traduit d’ailleurs dans le fait qu’envers et contre toute logique, on ait maintenu au sein des divers gouvernements un ministère chargé uniquement des transports. Alors que l’enjeu est justement d’inscrire la question du transport dans le cadre d’une approche logistique plus large ! D’ailleurs, la loi récente sur les mobilités illustre bien les difficultés qu’ont aujourd’hui les politiques à penser « logistique ». Cette loi promue par ce ministère n’aborde ainsi qu’à la marge la question des marchandises. Faut-il donc être aveugle pour oublier qu’une voiture possède un coffre, un avion des soutes, un vélo un porte-bagages, et que lorsque l’on décide d’habiter quelque part, on le fait aussi en fonction des commerces qui nous entourent ! Bref, que quand nous nous déplaçons, nous le faisons avec des marchandises, et que l’enjeu est justement à terme de mieux mutualiser ces deux flux !

Ministère de l’Aménagement et de la Logistique

Pour sortir de la crise des « gilets jaunes », et apporter des réponses opérationnelles, il convient que le gouvernement mette en œuvre une véritable pensée logistique à l’échelle du territoire. Pour cela, il peut s’appuyer sur deux atouts. D’abord le fait qu’enfin, après des années d’attente, une stratégie logistique nationale, France Logistique 2025, ait été développée pendant la mandature de François Hollande. Le problème de cette stratégie est qu’elle s’est limitée à traiter de la question des marchandises, alors que les flux de biens ne peuvent être dissociés aujourd’hui des flux de personnes. Heureusement, pour intégrer cette dimension, la France dispose d’un second atout : sa tradition en matière de politique d’aménagement du territoire. Cette tradition a conduit l’État, depuis la Seconde Guerre mondiale, à développer des politiques volontaristes visant à modeler de manière systémique l’espace français. Une telle tradition s’incarne encore aujourd’hui au sein du ministère de la Cohésion des territoires, qui en plus de l’aménagement du territoire, est chargé des politiques du logement et de la ville.

Dans ce cadre, ma proposition serait que soit créé en fusionnant les deux ministères précités un grand ministère de l’Aménagement et de la Logistique, qui serait responsable des mouvements des hommes et des marchandises. Celui-ci aurait la main sur les transports et ses infrastructures, mais aussi sur toutes les grandes décisions d’implantation immobilières sur le sol français (hôpitaux, gares, tribunaux, logements, commerces, entrepôts, etc.). Au sein du gouvernement, il s’inscrirait dans une position transversale aux autres ministères. Sa mission serait d’imaginer comment la mobilité au sein de la France pourrait être repensée, en lien avec l’Europe au niveau global, et les régions au niveau local. L’objectif du ministère serait de permettre une meilleure fluidité des mouvements en France, dans une optique d’aménagement et de développement économique, social et écologique.

La France peut s’appuyer sur sa longue tradition de politiques d’aménagement du territoire.
Wead/Shutterstock

Quelle feuille de route pour ce ministère ?

La première tâche de ce ministère serait sans doute de créer une véritable cartographie des flux. Il s’agirait ensuite d’élaborer sur cette base un schéma logistique national cible. Sur le plan opérationnel, l’enjeu serait de favoriser le développement d’interfaces entre les acteurs concernés par les flux, afin d’éviter que chacun prenne des décisions contre-productives du point de vue de la mobilité. Un tel ministère exigerait une montée en compétences logistiques de la part des acteurs publics. Il exigerait surtout un soutien du plus haut niveau de l’État. L’action aux interfaces est en effet difficile, et ce ministère devrait composer avec les intérêts contradictoires de multiples acteurs.

Si la tâche est difficile, à l’heure où nos démocraties vacillent et se referment sur leurs frontières en niant la réalité des mouvements, il est urgent d’agir. La solution à nos problèmes ne viendra pas seulement d’un renouveau de nos pratiques démocratiques. Elle passe en effet aussi par le recours à de nouvelles grilles de lectures théoriques pour remodeler le réel : la logistique, science des interfaces, apparaît de ce point de vue comme une grille incontournable pour contester la logique libérale et individualiste et permettre à nouveau de nous réunir.The Conversation

Aurélien Rouquet, Professeur de logistique et supply chain, Neoma Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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