Point-de-vue. « Lorsqu’un pouvoir exécutif en vient à transférer ses responsabilités sur son administration, c’est au mieux un aveu de faiblesse, au pire un mensonge » explique l’ancien secrétaire d’État au budget, Christian Eckert.
Par Christian Eckert
Le mouvement des gilets jaunes a bien sûr fait réfléchir beaucoup de monde : le Président, pour lequel je ne m’autorise pas une analyse psychologique tant le personnage est complexe… Mais aussi ses troupes. Je veux parler ici, faute d’en connaître d’autres, des Ministres ou des parlementaires de la majorité. Par intermittence, ils récitent mécaniquement les éléments de langage des communicants du Président pour défendre l’indéfendable.
La faute aux technocrates
La dernière tendance – les articles fleurissent sur le sujet – est de « charger » Bercy de tous les maux.
Bercy, citadelle à la froide silhouette aussi minérale qu’anguleuse, est accusée d’être un repaire d’êtres maléfiques, puissants et intelligents, plus connus sous le nom de technocrates. Les mêmes technocrates seraient responsables de la révolte des gilets jaunes : la créativité fiscale des occupants de Bercy aurait fait naître la jacquerie et si la crise dure, ce serait parce que Bercy aurait freiné les réponses de l’exécutif aux occupants des ronds-points.
C’est plutôt bien essayé. C’est même orchestré « en même temps » par une campagne de « transparence » sur les salaires de ces gens-là. Ils viendraient des mêmes quartiers, auraient fréquenté les mêmes écoles et seraient prêts à rejoindre l’ennemi pour quelques milliers d’Euros de salaire en plus… Comment ne pas être ulcéré quand on peine à boucler son mois, et qu’on apprend que les technocrates de Bercy, désignés comme responsables de vos difficultés passées, présentes et sûrement à venir, se gavent « d’argent public » ? Ceci est un autre débat…
Candide et naïf
Détourner les responsabilités politiques sur ces technocrates occultes, inconnus du public, est une manœuvre éculée et d’autant moins crédible qu’elle vient du pouvoir actuel.
J’ai ces derniers jours, beaucoup été interrogé par des journalistes sur mon appréciation de la caste de technocrates principalement concentrés à Bercy. Trois ans Secrétaire d’Etat au Budget, niché au 5° étage de la citadelle, j’ai pu, c’est vrai, observer les mœurs de ses habitants.
Venu d’une modeste famille de l’ancien bassin minier de Lorraine, pur produit de l’école de la République, agrégé de Mathématiques, ayant gravi l’échelle des mandats d’élu local puis régional et enfin national, après un passage studieux à l’Assemblée, j’arrivais à Bercy avec un œil candide, vierge et certainement naïf. Je ne suis pas des leurs. A mon arrivée dans ce milieu fermé, j’ai eu le sentiment d’être regardé comme un O.V.N.I. Je ne peux donc être soupçonné de complaisance.
Le musée des horreurs
Avec le recul, 18 mois après mon départ de toute fonction élective, je peux, avec humilité, faire plusieurs observations :
1 – Les technocrates prennent la place que les politiques leur laissent : C’est d’ailleurs aussi vrai dans toutes les collectivités locales, communes ou autres échelons. Bien sûr que l’administration peut jouer des coudes et tenter d’influencer le chef de l’exécutif… Un bon politique, à tous les niveaux, se mesure à sa capacité à conduire son administration pour qu’elle réponde à ses orientations. Seul, le Ministre ne peut rien. Sans un Ministre sérieux, son administration ne pèse pas non plus.
2 – Dans les Ministères, les cabinets sont là pour lier l’administration au Ministre : pour d’évidentes contraintes horaires, le Ministre ne peut passer les consignes à l’administration et surveiller leur mise en œuvre. Ils choisissent les membres de leurs cabinets, doivent avoir en eux toute confiance et cette équipe, aux compétences aux moins égale à celles des hauts fonctionnaires, est là pour « cornaquer » les technocrates. L’ennui c’est que dans cette majorité, les cabinets des Ministres de Bercy ont été réduits à portion congrue. La technostructure est donc plus libre.
3 – Les hauts fonctionnaires sont un atout formidable quand on s’en sert bien : J’entends avec effroi les reproches faits à cette catégorie d’être trop intelligents, d’avoir trop bien réussi leurs études et même parfois de travailler trop ! Curieuse conception… Me revient à l’esprit l’exemple du Prélèvement à la Source. Excepté moi, personne, à Bercy, n’en voulait. Depuis les directeurs jusqu’à la base. Une fois la commande du Président Hollande passée, après quelques fermes mises au point, la maison a relevé le défi avec l’idée de prouver qu’ils étaient capables de conduire un chantier de titans… Et ils l’ont fait !
4 – Les technocrates de Bercy ont bien vendu leurs « marronniers » aux nouveaux locataires de Bercy : Mon expérience m’a permis de connaître la technique favorite des technocrates de Bercy : d’abord, les directeurs vous inondent de mauvaises nouvelles (« Il va manquer 1 ou 2 milliards de recettes ici et là », « telle ou telle dépense explose les compteurs », « Bruxelles va se fâcher »…). Ensuite, ils vous présentent la liste où puiser des solutions. Michel Sapin et moi appelions cela le « musée des horreurs ». Rien de politiquement gérable sans provoquer de révolte… La baisse des A.P.L. était souvent en tête de gondole… Lorsque cette décision – comme quelques autres – est sortie mi-2017, j’ai vite compris le scénario vendu à Gérald Darmanin. Si j’ai moi-même failli céder à ces pratiques, Michel Sapin qui connaissait ces mœurs m’a rassuré et nous a évité ce type de faute politique.
5 – Emmanuel Macron et son entourage proche sont issus de ce milieu et le connaissent mieux que quiconque : Le Président fut l’un des leurs. Par ses origines, sa formation et son parcours. Ce n’est pas une tare. C’est un constat. Son Premier Ministre, la plupart de ses Ministres et leurs conseillers, beaucoup de nouveaux députés (contrairement aux idées répandues) sont passés, de près ou de loin, dans les milieux technocrates qui peuplent Bercy. Le Président y a été Ministre, y a recruté, formé et entrainé ses sherpas… Et la bouche en cœur, les mêmes prétendent ne pas avoir résisté aux forces occultes de l’est parisien qui les ont tétanisés face aux gilets jaunes… Qui peut croire à cette fable ?
Bien sûr, les hauts-fonctionnaires de Bercy, (et pas qu’à Bercy d’ailleurs…) doivent être au service de celles et ceux qui sont en situation légitime de gouverner. Bien sûr il faut sans cesse que le pouvoir politique veille à rester le décideur.
Mais lorsqu’un pouvoir exécutif en vient à transférer ses responsabilités sur son administration, c’est au mieux un aveu de faiblesse, au pire un mensonge. En l’espèce, connaissant bien ces personnes, je penche vers la seconde option.