Guillaume Origoni, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Stéphane François, École pratique des hautes études (EPHE)
L’action violente qui n’a cessé d’émailler les manifestations des « gilets jaunes » a été au cœur de l’attention médiatique.
Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, n’a pas hésité à affirmer que derrière cette mobilisation violente, en particulier celles ayant eu lieu sur les Champs Élysées, il y avait des militants de l’ultra-droite et de l’ultra-gauche.
Les profils des personnes interpellées montrent une tout autre réalité. Cependant, la radicalisation de ces extrêmes n’est pas à minorer, celles-ci cherchant réellement à en découdre avec les forces de l’ordre. Elle est également à replacer dans un contexte historique.
Ainsi, les décennies 1970 et 1980 ont connu une violence politique paroxystique, avec des actions terroristes des deux tendances. Cette période a d’ailleurs été appelée les « années de plomb ». En 1973, les affrontements entre la Ligue révolutionnaire, trotskyste, et Ordre nouveau, groupuscule néofasciste, ont amené à leur interdiction. La violence militante n’est donc pas une nouveauté. Nous proposons de revenir ici sur les méthodes des uns et des autres quant au militantisme violent.
L’ultra-gauche : en place et méthodique
Il est peu aisé de trouver un militant radical de gauche qui se définirait comme un militant « d’extrême gauche ». Nous n’en trouverions quasiment aucun qui accepte que son activisme soit englobé dans l’appellation « ultra-gauche ». Dans la France de 2018, ceux que le sens commun classe à « l’ultra-gauche » récusent ce terme ou rejettent son application à d’autres.
Les militants, sympathisants ou représentants de cette famille lui préfèrent des qualificatifs tels que « vraie gauche » ou « gauche ».
Les termes « gauche radicale » ou « gauche de la gauche » semblent désigner des catégories plus vastes ayant vocation à réunir les mouvements, organisations ou partis situés « à gauche » des partis communistes historiques.
L’ultra-gauche est une mouvance active, parfois violente, mais isolée et qui n’est pas en mesure de produire une tolérance des masses pour le recours à la violence politique comme forme légitime de contestation.
Cet isolement est le résultat de l’atomisation de la radicalité de la gauche. L’unité, la doctrine et le leadership qui lui font défaut proviennent de la fragilité des passerelles existantes entre gauche traditionnelle (autrefois le PCF, il y a peu le Front de gauche), extrême gauche (autrefois la Gauche prolétarienne ou la LCR, aujourd’hui le NPA ou Lutte ouvrière) et l’ultra-gauche activiste. À l’image de notre société, la famille « gauche » est atomisée et peu de militants sont communs aux trois grandes familles (gauche traditionnelle, extrême gauche et ultragauche). Selon certaines sources policières, le nombre de militants capables d’engager une confrontation violente avec le pouvoir serait d’environ 2000 individus.
Des chercheurs estiment que 200 personnes seraient en phase de pré-terrorisme, tandis qu’un militant identifié du milieu donnait récemment le chiffre de 6000 militants radicaux au sein de l’ultra-gauche. Un officier de renseignement du SDAO (service de renseignement de la gendarmerie) nous indiquait il y a peu que son service a recensé 2000 à 2500 individus « au contact » des forces de l’ordre à Notre-Dame des Landes.
On l’aura compris, à moins que les services de renseignement restent volontairement imprécis, nul n’est en mesure aujourd’hui de quantifier l’ensemble des militants radicaux au sein de la mouvance. Ajoutons à cela qu’il nous est toujours aussi difficile de comprendre ce qui est désigné par « pré-terrorisme », « ayant une volonté subversive » ou capables d’aller « clasher les flics », toutes notions qui semblent maniées avec une grande subjectivité.
Ces expressions regroupent donc, au-delà de l’extrême gauche, aussi bien les mouvements anarchistes voire autonomes, réunis dans cette catégorie du fait de la radicalité de leurs discours et/ou de leurs modes opératoires.
Modes opératoires
Le moment de l’affrontement est méticuleusement planifié : on se renseigne sur les techniques des forces de l’ordre, en visionnant, par exemple, les enregistrements vidéos produit par les militants, ou plus simplement grâce à l’observation continue. On élabore un plan de défense, on dispose des groupes capables de désorganiser l’adversaire (au choix : activistes d’extrême droite, service d’ordre des syndicats, forces de l’ordre, etc.)
Lors des manifestations, il peut y avoir un « front principal » derrière une ou des barricades et des groupes plus réduits sur les flancs. On y utilise les outils classiques de la violence politique dans les démocraties libérales : cocktails molotov, boules de pétanque, pièces métalliques ciselées, outils de projection artisanaux.
Aux enjeux politiques se mêlent les enjeux territoriaux tant la présence policière et parfois militaire est perçue comme une invasion : l’État et ses « alliés » doivent reculer sur un terrain qui devient champ de bataille. L’action directe doit démontrer la faiblesse des pouvoirs constitués (le colosse aux pieds d’argile).
Les armes à feux et les explosifs de nature militaire, les cockails Molotov n’entrant pas dans cette catégorie, sont quasiment inexistants lors des affrontements. Il s’agit d’un héritage des tactiques et des techniques de combats de rue issues des autonomistes italiens et allemands des années 1970 remis au goût du jour par le Black bloc.
Pour ces militants, la foule constituée par les cortèges fait office de protection par l’anonymat qu’elle permet. Il convient donc de s’extraire de celle-ci rapidement sans avoir été identifié au préalable par les forces de l’ordre ou les services d’ordre syndicaux. C’est au moment de passer à l’action que les individus qui se sont fondus dans la masse s’uniformisent dans la forme (noir dominant, ustensiles de protection…) et sur le fond (slogan, banderole …).
La formation de ce nouveau cortège, détaché des manifestants qui opèrent dans les institutions, marque de facto une frontière physique et idéologique avec le reste des protestataires. Ce cortège de tête porte en son sein des activistes capables de dégrader rapidement des symboles du capitalisme mais aussi d’affronter les forces de l’ordre.
Attaques désaxées
On peut parfois assister à l’application de tactiques élaborées : attaques « désaxées » (on ne reste pas dans l’axe du groupe antagoniste), utilisation des « côtés » (flancs droits et gauches d’un escadron de CRS), attaques à rebours, mobilité de petits groupes qui harcèlent l’ennemi, le désorganise, avant de se fondre à nouveau dans l’anonymat de la foule. Les autonomes italiens appelaient cette technique « mordi e fuggi », c’est-à-dire frappe et repli.
Ce sont des tactiques de guérilla urbaine pensées et formalisées par des théoriciens comme Mao Zedong, Che Guevarra ou Carlos Marighalla pour lutter contre un adversaire plus puissant mais également par les officiers français confrontés aux guerres de décolonisations.
Les attaques frontales en masse sont également conduites lorsque le nombre le permet. Elles peuvent durer plusieurs heures. Ces combats se font majoritairement à distance par « jet » : cocktail molotov, bombes agricoles, boules de pétanque, écrous ciselés et projectiles recueillis in situ (mobilier urbain, matériaux de chantiers). Les incendies ont pour fonction de marquer une victoire symbolique sur le territoire. Ils font office de conquête. Il arrive également que le Black Bloc ou les cortèges de tête s’interposent entre les forces de l’ordre et les manifestants pour préserver et protéger les manifestants.
Les militants d’ultra-gauche sont-ils en mesure de subvertir l’ordre démocratique comme l’avait suggéré dans la presse l’ancien directeur de la police nationale en déclarant qu’il existe en France un danger pré-terroriste ? Cela est peu probable.
L’ultra-droite : affaiblie mais revancharde
L’extrême droite française d’aujourd’hui n’est pas aussi organisée que l’ultra-gauche, bien qu’elle le fut par le passé, notamment à la fin de la guerre d’Algérie. Durant les décennies 1960 et 1970, elle était capable d’occuper la rue, en mobilisant des dizaines de militants aguerris et d’affronter les militants d’ultra-gauche dans le Quartier Latin.
C’est d’ailleurs suite à de telles bagarres que les groupuscules Occident et Ordre Nouveau furent interdits. Le premier en 1968, le second en 1973.
Dès la fin des années 70, l’ultra-droite a cessé d’occuper la rue. Il n’y avait plus guère que les skinheads d’extrême droite à le faire.
Dans les années 1980 , des rixes opposaient les groupes « antifas » à des skins « néo-nazis » (boneheads) ou à des bandes rivales autour du quartier des Halles.
Deux événements ont marqué les esprits au début des années 90.
En 1994, un militant nationaliste, Sébastien Deyzieu, est décédé en cherchant à échapper à la police, à la suite d’une rixe avec celle-ci.
Mort en tombant d’un immeuble, il participait à une manifestation organisée par le Groupe Union Défense (GUD) et les Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires contre l’« impérialisme américain ». Depuis, il fait figure de martyr de la cause nationale.
L’année suivante, des skinheads ont tué un passant d’origine maghrébine, Brahim Bouarram en marge d’un défilé de Jeanne d’Arc, organisé chaque 1er mai par le Front national.
Ces deux affaires semblent avoir eu un impact sur la violence militante des groupes d’extrême-droite, qui se fait alors discrète, du moins lors de manifestations officielles.
Il faut attendre les années 2010 pour retrouver un regain d’activité chez des militants d’extrême droite, issus du néonazisme et de la mouvance skinhead.
Ces derniers se sont familiarisés aux stratégies et aux codes vestimentaires des nationalistes autonomes allemands, eux-mêmes issus du néonazisme, apparus au début des années 2000.
Un renouveau inspiré par l’ultra-gauche mais surtout virtuel
Leur organisation devient souple et sans affiliation à un groupuscule politique précis. Ils s’inspirent du Black Bloc : dispersion rapide à la suite d’« actions » lors de manifestations, streetwears noirs (sweetshirt à capuche, casquette, etc.), éléments culturels empruntés à la fois à l’extrême gauche et à la culture populaire, comme le port de maillot à l’effigie de Che Guevarra…
Ils cherchent aussi à expérimenter de nouvelles pratiques militantes mais leurs tentatives font long feu : à part quelques actions, les nationalistes autonomes restent peu actifs et quasi invisibles après 2015.
Leur volonté d’intégrer des éléments contre-culturels et les récupérations de pratiques culturelles et militantes à l’extrême-gauche les ont in fine surtout rapproché des militants nationalistes-révolutionnaires européens.
Ces militants sont désormais surtout actifs sur Internet, au travers de blogs ou d’interventions sur des forums. Leur activisme est resté, de ce fait, assez virtuel.
Toutefois, on constate depuis deux semaines la volonté de militants d’extrême droite, notamment identitaires ou gravitant autour du Rassemblement national, d’agir au sein des gilets jaunes.
Plusieurs articles de presse montrent leur implication avant tout dans des actions locales, voire parisiennes. De fait, l’activisme de ceux-ci sur les réseaux sociaux des gilets jaunes tend à montrer que l’extrême droite cherche à orienter la colère des gilets jaunes. Enfin, lors des manifestations parisiennes, on y a pu voir également des négationnistes et des néofascistes.
Si, aujourd’hui, les tendances extrémistes des deux bords sont actives, leur militantisme est moins visible, ce qui ne signifie pas moins violent.
Nous voyons aujourd’hui, et depuis le début des années 2010, un mouvement de radicalisation de ces groupuscules, à placer dans un cadre plus large, occidental, qui se nourrit du rejet à la fois du néo-libéralisme, de l’islam et de la crise des migrants.
Guillaume Origoni, Doctorant en histoire, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Stéphane François, Politiste, historien des idées, chercheur associé, École pratique des hautes études (EPHE)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.